En l’espace d’à peine dix ans, l’illustrateur québécois Patrick Boutin-Gagné s’est taillé une place de choix dans le monde de la bande dessinée, comme le prouve Terence Trolley, son plus récent album dans lequel il fait équipe avec nul autre que Serge Le Tendre, un monument du neuvième art en France. Afin d’en connaître davantage sur cette BD de science-fiction et son métier en général, Pieuvre a eu la chance de s’entretenir avec lui.
Vous avez commencé à œuvrer dans la bande dessinée sur le tard, dans la quarantaine seulement… Comment est-ce arrivé?
Patrick Boutin-Gagné : Je dessinais de plus en plus depuis quelques années, mais je n’arrivais pas à trouver des contrats pour en vivre. Donc, il fallait que j’aie un travail « normal » entre guillemets. À la fin 2009, j’ai participé à un concours chez Glénat Québec, pour un collectif intitulé Contes et légendes du Québec. François Lapierre, qui est coloriste, dessinateur et scénariste de bandes dessinées, m’a envoyé un synopsis d’une petite histoire de six pages. On a participé au concours, et on est arrivés deuxièmes! Donc, on a été publié dans ce collectif, puis, de fil en aiguille, j’ai rencontré des auteurs français, dont Tristan Roulot. En parallèle, Glénat France avait trouvé intéressant La bête du lac, le six pages qu’on avait fait. Presque en même temps vers 2010, deux contrats m’ont donc été offerts, un par (les éditions) Soleil pour une bande dessinée avec Tristan Roulot qui s’appelait Brögunn, et un autre par Glénat Québec pour un tome de La bête du lac.
C’est particulier. On dirait qu’il y a beaucoup d’illustrateurs québécois qui doivent passer par la France pour réussir à en faire un métier…
Patrick Boutin-Gagné : Oui, parce que la bande dessinée en France, c’est beaucoup plus gros. Le marché est énorme. C’est un peu comme si on comparaît le soccer en Europe, où les joueurs sont payés des prix faramineux, avec le soccer au Canada. C’est le même sport, mais le bassin de clientèle est tellement plus énorme que la possibilité d’en vivre mieux, ou tout simplement d’en vivre, est plus facile en France, ou même aux États-Unis avec le comic book, qu’au Québec ou au Canada.
J’ai lu que vous êtes daltonien. Est-ce que ça altère, d’une façon ou d’une autre, votre appréciation de la bande dessinée en général?
Patrick Boutin-Gagné : Non. Même si je n’étais pas daltonien, peut-être que je le ferais quand même, mais j’achète beaucoup de versions noir et blanc. Probablement parce que, en tant que dessinateur qui ne fait pas ses couleurs, le noir et blanc s’approche plus du travail que je fais. Donc, c’est des meilleurs livres-écoles. Mais j’ai beaucoup de bandes dessinées ou de comic books en couleur, et ça n’altère pas du tout mon appréciation. Pour le coloriste qui fait les couleurs sur mes albums, c’est presque une bénédiction, parce que c’est très rare que j’intervienne. Pour les choix de couleurs, je ne peux pas intervenir bien entendu… J’interviens parfois sur les ambiances, parce que c’est souvent des effets de lumière, de gris. Bon, là, je peux intervenir, mais en général, je n’interviens pas vraiment sur les couleurs.
Comment est arrivée votre collaboration avec Serge Le Tendre, qui est un véritable pionnier du heroïc fantasy en France?
Patrick Boutin-Gagné : L’année dernière, je terminais un album appelé Les héros du peuple avec Olivier Vatine en France chez Comix Buro. Il me restait peut-être deux semaines de travail à faire, puis je n’avais pas vraiment de contrats pour la suite. Habituellement, je m’arrange pour que, trois mois avant la fin d’un contrat, j’en aie un autre, mais là, j’avais eu beaucoup de travail, et je n’avais pas eu le temps. Par la bande, j’ai eu le courriel de Christophe Arleston, qui est éditeur chez Drakoo et chez Bamboo. Arleston, c’est aussi un gros nom en France pour le heroïc fantasy, c’est lui qui est derrière Lantfeust. Donc, je lui ai envoyé un courriel pour voir s’il avait du boulot, et c’est lui qui m’a présenté Serge Le Tendre, qui avait des projets chez Drakoo. On m’a fait faire une page de test sur Terence Trolley, puis, ça a fonctionné assez rapidement. On s’est rencontrés, et ça a été une superbe collaboration avec Serge, et avec Christophe Arleston.
Qu’est-ce qui vous a principalement attiré dans l’histoire de Terence Trolley?
Patrick Boutin-Gagné : Serge, c’est pas juste un pionnier du heroïc fantasy, c’est aussi un pionnier en tant que scénariste. Il travaille comme scénariste depuis les années 1970, donc, il en a sous la cravate, il sait où il s’en va… Quand tu reçois un scénario de Serge Le Tendre, ce n’est pas compliqué. Tu comprends parfaitement le travail que t’as à faire. Rien n’est laissé au hasard, l’engrenage est parfait. De un, c’est facile de travailler avec lui, parce que, de la façon qu’il écrit son scénario et qu’il raconte son histoire, il n’y a pas de zone grise. C’était facile à comprendre, et c’était plus facile encore de faire les pages. Et la deuxième chose, je ne m’attendais pas tellement à ça, mais ils m’ont vraiment laissé aller. C’est-à-dire que, sur une page de scénario où il peut avoir huit ou neuf cases, je peux finir à douze ou treize cases, et Serge, tant que ça servait bien l’histoire, ça ne le dérangeait pas du tout. Même chose avec Arleston. Donc, ça a été un gros plus pour moi. Ils m’ont vraiment laissé aller sur la mise en scène.
Et qu’est-ce qui vous a donné, en tant que dessinateur, le plus de défi et le plus de plaisir à illustrer Terence Trolley?
Patrick Boutin-Gagné : C’est de la science-fiction. Moi, j’ai toujours, ou presque toujours, fait du heroïc fantasy avant Les héros du peuple. Neuf de mes albums étaient purement de l’heroïc fantasy, ou des trucs qui se passaient à l’époque de Jacques Cartier, qui n’étaient pas contemporains. Pour moi, dessiner des automobiles, dessiner des immeubles de notre temps, ça a été un énorme défi. J’avais fait des illustrations, des trucs comme ça, mais faire une bande dessinée complète avec du contemporain ou de la science-fiction, c’était pour moi, côté décors et backgrounds, un gros gros gros défi.
Oui, surtout que c’est de l’anticipation, ce n’est pas très loin de notre époque actuelle, donc, il faut trouver un équilibre entre un avenir potentiel et le présent, et qu’il y a beaucoup de scènes qui prennent place dans un milieu rural… Ce n’est pas évident de transmettre l’impression de futur dans un tel contexte.
Patrick Boutin-Gagné : Non. Surtout que c’était un environnement un peu pollué, mais en même temps, il faut réussir à trouver des éléments de décor qui montrent qu’on est dans le futur… Bien entendu, des films comme Blade Runner aident un peu. Des fois, tu glanes dans certains jeux vidéo, des trucs comme ça, mais oui, ça a été un défi. Le tome 1 a été beaucoup plus compliqué. Ça allait un peu mieux pour le tome 2, peut-être parce que je m’habituais. Puis, avec Les héros du peuple, ça me faisait trois albums avec des trucs plus contemporains, donc, ça a commencé à rentrer. Je veux dire, l’expérience a commencé à aider.
Il existe beaucoup d’exemples de villes du futur, mais transmettre un côté futuriste à un milieu rural, ce que vous avez réussi à faire très bien, il y a beaucoup moins d’exemples…
Patrick Boutin-Gagné : Merci, c’est gentil! Oui, il y a moins d’exemples. Donc, il a fallu que je travaille un peu plus. Par contre, le côté science-fiction était un peu moins compliqué pour moi, parce que je pouvais inventer des trucs. Tu sais, si tu fais un album qui se passe en 2020, aujourd’hui, bon, tu peux inventer quelques trucs, mais les automobiles, ça reste des autos. Il faut que tu travailles avec des références, et c’est difficile pour moi de travailler avec des références. Ça va mieux quand j’ai à inventer le tout.
L’histoire de Terence Trolley se passe en Europe, mais j’ai remarqué que son accident survenait à la sortie de Mont-Laurier. Est-ce que c’est quelque chose que vous aimez faire dans vos bandes dessinées, placer un petit clin d’œil au Québec ici et là?
Patrick Boutin-Gagné : Des clins d’œil tout court, j’en ai placé, parce que, justement, je suis né à Mont-Laurier, j’ai habité à Mont-Laurier dans ma jeunesse. Des fois, je place des publicités d’amis à moi qui ont des compagnies. Une que j’ai utilisée souvent, c’est Clima Fox, une compagnie d’air climatisé d’un de mes amis proches à Prévost. Donc, je prenais son logo, je le mettais sur un panneau publicitaire… C’est des petits clins d’œil que je fais. Des numéros de plaque avec des prénoms d’amis, ou des trucs comme ça… C’est intéressant, ce qu’ils appellent des œufs de Pâques. J’essaie d’en placer un petit peu. Je ne me donne pas comme devoir d’en faire un par page, mais des fois, ça vient tout seul.
Pour l’instant, il y a seulement deux tomes de prévus pour Terence Trolley? Est-ce que ça pourrait devenir une franchise, ou une série?
Patrick Boutin-Gagné : Sait-on jamais. Ça dépend. En France, comme partout ailleurs dans l’édition, si les ventes sont là, ils vont prendre la décision de continuer l’aventure. Sinon, habituellement, on passe à autre chose. C’est le temps qui va nous le dire. Dans les circonstances actuelles avec la COVID, tout est au ralenti, tout va moins vite. C’est plus compliqué pour bien des choses, et on est en attente.
Le deuxième tome de Terence Trolley devrait paraître dans combien de temps?
Patrick Boutin-Gagné : J’ai entendu dire peut-être au mois d’octobre en France, donc, novembre ici au Québec.
Et sur quoi travaillez-vous en ce moment? Est-ce que vous avez d’autres projets en cours, à part Terence Trolley?
Patrick Boutin-Gagné : Je termine justement une bande dessinée de vikings chez Glénat Québec. Le titre n’est pas sûr encore, ça sera probablement Leisfbudir… En tout cas, un nom bizarre, le nom d’un personnage viking (rires), mais le titre n’est pas encore déterminé. Bref, je suis en train de faire la page 50 justement, je suis en train de la crayonner. Théoriquement, lundi prochain, je devrais avoir fini. Il va juste me rester la couverture à faire.
Est-ce que vous avez le temps de lire aussi? Quelles sont vos bandes dessinées coup de cœur du moment?
Patrick Boutin-Gagné : Je veux me procurer le dernier Matthieu Lauffray (ndlr : Raven), qui fait une histoire de pirates encore, je ne me souviens plus chez quel éditeur… J’achète beaucoup de comic books. Je suis tout ce qui est fait par Sean Gordon Murphy chez DC. Il a revampé Batman, j’ai trouvé ça très intéressant, puis il a un dessin que je trouve fabuleux. Je suis aussi le Batman de Greg Capullo. Souvent, j’achète des vieilles versions. Il n’y a pas longtemps, j’ai acheté le vieux Dracula de Mike Mignola, mais en noir et blanc. C’est un artiste que j’adore. Côté lecture, je n’ai pas énormément de temps, parce que je fais beaucoup d’heures en dessin, puis quand je termine le soir, c’est la famille, le souper, écouter des trucs avec ma conjointe… Malheureusement, pour la lecture, il n’y a pas autant de place qu’avant, mais bon, c’est peut-être le sacrifice à faire quand on fait bien des heures dans le domaine de la bande dessinée…
Terence Trolley, Tome 1 : La fenêtre sur le cerveau, de Serge Le Tendre et Patrick Boutin-Gagné. Publié aux éditions Drakoo, 48 pages.