À l’image de certains films, il y a des bandes dessinées qui font du bien, et c’est le cas du Chanteur perdu, un album coup de cœur dans lequel Didier Tronchet nous entraîne sur les traces d’un musicien peu connu, dont les chansons l’ont accompagné durant plus de trois décennies.
À la suite d’un burn-out, Jean se retrouve en arrêt de travail d’un mois à la médiathèque où il est bibliothécaire. Dans l’espoir de se libérer du capharnaüm qui l’entoure et de renouer avec lui-même, l’homme dans la cinquantaine se débarrasse des piles de livres et de revues jonchant son appartement, des dizaines de films et des séries à regarder, ainsi que de sa télé « aux 155 chaînes devenues folles ». Vivant dans le dénuement, au rythme de sa chatte Ouchpa, il retrouve la cassette de Rémy Bé, un artiste découvert dans les années 1970, à l’époque où il étudiait en lettres et adorait la chanson contestataire, qu’il écoutait « sur des vinyles qui craquent ». Il lui vient alors une folle idée, celle de retrouver la trace de ce chanteur disparu, avec pour seuls indices la pochette de son disque et les paroles de ses pièces, qu’il connaît par cœur, mais le musicien est-il encore vivant, et si oui, comment réagira-t-il en se retrouvant face à un fan qu’il ne connaît ni d’Ève, ni d’Adam?
Nous entretenons un rapport spécial avec la musique, qui nous accompagne dans les moments joyeux ou tristes, devenant en quelque sorte la trame sonore de notre propre existence, et on a souvent l’impression que les chansons parviennent à exprimer les émotions qui nous habitent encore mieux qu’on pourrait le faire soi-même. Il n’est donc pas étonnant qu’on se sente intimement liés aux artistes nous ayant fait vibrer sans même les avoir jamais rencontrés, et c’est ce lien unique qu’explore la bande dessinée Le chanteur perdu. En l’espace de quelques pages à peine, on est happé par ce récit intimiste, genre de road trip sur les chemins de la nostalgie, où l’auteur aborde autant de la dictature de la nouveauté dans le milieu culturel que les illusions perdues de la jeunesse, l’impression d’être passé à côté de sa vie, ou la manie qu’ont les humains d’essayer de donner un sens à tout ce qui les entoure, parfois en dépit de la réalité.
La première chose qui frappe en lisant Le chanteur perdu, c’est la beauté de la plume de Didier Tronchet, qui multiplie les phrases mémorables et très poétiques, comme « Une voiture lui avait pris son fils, et Aimé continuait à être mécanicien auto. Je me suis dit qu’il n’était pas rancunier. », ou « Peut-être qu’avancer, c’est se tromper de mieux en mieux ». De magnifiques paroles de chansons parsèment aussi l’album, et on se dit à maintes reprises qu’on aimerait bien les entendre chantées sur de la musique. C’est là qu’intervient une belle surprise, puisque cette enquête carburant à l’instinct pour retrouver le musicien est largement biographique, et derrière le pseudonyme de Rémy Bé se cache un véritable chanteur du nom de Jean-Claude Rémy. On peut d’ailleurs écouter ses compositions (et même les télécharger) sur le site officiel de l’auteur, ce qui ajoute une dimension supplémentaire à la lecture du récit.
Le coup de crayon de Didier Tronchet est éminemment sympathique, et les dessins dans Le chanteur perdu sont à la fois naïfs et beaux, avec ses personnages arrondis et son héros aux cheveux ébouriffés, vêtu d’un manteau de marin et d’un col roulé comme un vieux loup de mer entreprenant une dernière galère qui le mènera de Paris à Madagascar. On a aussi droit à une petite apparition de Pierre Perret et de Georges Brassens, esquissés de manière très ressemblante, quoique stylisée. D’influence impressionniste, les agencements de couleurs sont superbes, avec une Morlaix et son viaduc des suicidés en bleu, des plages bretonnes en orange et vert, et les souvenirs du passé en sépia. Tronchet prend parfois une page complète pour illustrer le texte d’une chanson, et l’album se termine par un dossier de quelques pages sur Jean-Claude Rémy, et la véritable quête de l’auteur pour le retrouver.
Cette bande dessinée profondément humaine de Didier Tronchet va droit au cœur, et grâce au talent du bédéiste, qui parvient à sortir le musicien des oubliettes de la mémoire, ce chanteur à la « gravité désinvolte » est désormais retrouvé.
Le chanteur perdu, de Didier Tronchet. Publié aux éditions Dupuis (Collection Aire Libre), 184 pages.
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