La réédition de Art Young’s Inferno, un roman graphique originalement paru en 1934, permettra à une nouvelle génération de lecteurs de découvrir une satire tellement avant-gardiste qu’elle trouve encore écho à notre époque.
Satiriste et dessinateur de presse, Arthur Henry Young était un personnage fort intéressant. Né en 1866 à Orangeville, Illinois, cet artiste provocateur, qui comptait parmi ses amis O. Henry, Mark Twain et P.T. Barnum, publia plusieurs caricatures contre la conscription dans le journal de gauche The Masses au moment où les États-Unis entrèrent en guerre en 1917, ce qui lui valût un procès pour sédition durant lequel il fût surpris à de nombreuses reprises à faire la sieste, et qui se termina par un non-lieu. En 1934, alors que la Grande Dépression fait rage dans son pays, il s’inspire des dérives du capitalisme pour rédiger son tout dernier livre, un ouvrage intitulé Art Young’s Inferno, où l’auteur relate son périple… en enfer! Plus de 85 ans après sa parution originale, il est possible de découvrir ce roman graphique aussi sulfureux qu’étonnant, grâce à sa réédition chez Fantagraphics.
Art Young’s Inferno se présente sous la forme d’un journal de voyage. Ayant trouvé une entrée cachée au cœur de la ville de New York, l’auteur décide d’effectuer une visite de six semaines en enfer, pour en rapporter un portrait bien différent de celui brossé par Dante six siècles auparavant. Suite au débarquement massif de banquiers et de capitalistes, les limbes ont bien changé. Dès leur arrivée, les damnés doivent maintenant se trouver un boulot, puisque l’argent prédomine autant dans ce monde que dans le nôtre, et la cupidité, parfois appelée culte de Mammon, est la seule religion tolérée dans la plupart de ses régions. Traversant des villes aux noms évocateurs comme Boilville, Stew Point ou Scorchtown, le touriste littéraire décrit les mœurs des habitants et leur mode de vie, ainsi que leur système politique, où deux partis se disputent le pouvoir, chacun aussi vil et amoral que l’autre.
À travers ce tableau d’une géhenne moderne et industrialisée, Art Young livre une charge à fond de train contre le capitalisme, transposant ses excès bien réels en ce lieu fictif où croupissent les damnés pour l’éternité. Forcé de prendre sa retraite, Charon s’est vu remplacer par la Styx Navigation Company, le neuvième cercle de l’enfer a été acheté par un groupe de spéculateurs, et l’endroit est désormais dominé par des corporations telles que la Inferno Gas Syndicate, la Belial Investment, ou la Nuisance Supply Company. L’auteur rapporte les conversations glanées ici et là, interroge des résidents sur leurs tortures quotidiennes, et aura même l’occasion d’interviewer Satan lui-même qui, battu à son propre jeu par la société moderne, n’a plus besoin de visiter la Terre pour soumettre les hommes à la tentation du péché.
Ancêtre des romans graphiques contemporains, Art Young’s Inferno entrecoupe ses portions de texte d’une abondance d’illustrations. Sans être aussi raffinés, les dessins de l’artiste, qui esquisse les gargouilles et les créatures démoniaques ainsi que des paysages infernaux, comme le parc d’amusement de Looney Island ou le palais d’été de Satan, sont clairement influencés par le travail de Gustave Doré dans la Divine Comédie. La réédition reproduit, telles quelles, de larges portions du manuscrit de Young, avec ses feuilles jaunies sur lesquelles on peut lire les notes au crayon de plomb de l’auteur. On y retrouve même le contrat avec l’éditeur original, qui prévoit que Young recevra 20% des ventes, une entente nettement plus avantageuse que celles signées par les écrivains de nos jours. Le livre inclut aussi une introduction de Steven Heller, ainsi que des préfaces de Glenn Bray, Charles Recht, et d’Art Young lui-même.
En plus de montrer les débuts du roman graphique dans l’Amérique des années 1930, Art Young’s Inferno permet aussi de faire la connaissance d’un maître de la satire, un art qui, malheureusement, se perd de nos jours. On ne peut que remercier les éditions Fantagraphics d’avoir donné une nouvelle vie à ce livre, aussi inusité aujourd’hui qu’au moment de sa parution.
Art Young’s Inferno, de Arthur Henry Young. Publié aux éditions Fantagraphics, 192 pages.