Il est assez ironique que la sortie d’une bande dessinée relatant l’effondrement de la société suite à une pandémie soit retardée pour cause de COVID-19, mais malgré les contretemps, la parution de l’album La Chute pouvait difficilement mieux tomber.
Il faut des mois, voire des années, pour réaliser une bande dessinée, mais on pourrait facilement penser que le bédéiste suisse Jared Muralt s’est inspiré de la situation actuelle pour concocter La Chute tellement son anticipation vise dans le mille. À part le fait que sa « grippe estivale » soit une nouvelle souche de l’influenza et non pas un coronavirus, l’album dépeint les hôpitaux débordés ne suffisant plus à la demande, le confinement de milliers de personnes infectées, les écoles ne dispensant plus l’éducation qu’en ligne, l’obligation de porter un couvre-visage dans les lieux publics, et une récession mondiale sans précédent causée par l’arrêt forcé de l’économie, autant d’éléments qui nous sont désormais extrêmement familiers. Le récit suit Liam, un père de famille dont l’épouse, une infirmière travaillant aux soins intensifs, est subitement décédée après avoir contracté la maladie, et qui tentera, tant bien que mal, de traverser cette crise mondiale et de prendre soin de ses deux enfants, Max et Sophia.
La Chute va cependant beaucoup plus loin que ce qu’on retrouve dans les bulletins d’information ces temps-ci, en extrapolant les conséquences de la seconde vague de ce virus mortel et hautement contagieux. En effet, en l’espace de soixante-douze pages à peine, Muralt décrit, étape par étape, l’effondrement systématique de la société suite à la pandémie : des récoltes rachitiques, des citoyens se battant entre eux pour obtenir les dernières denrées alimentaires encore disponibles sur les tablettes des supermarchés, des quartiers complets placés en quarantaine, des forces de l’ordre tirant sans distinction sur la foule afin d’empêcher les émeutes de plus en plus fréquentes (et violentes), et le chaos régnant dans les zones urbaines, où des dizaines de cadavres s’empilent ça et là dans les rues. Le portrait est tellement glauque et apocalyptique qu’on souhaite de tout cœur que la vision de l’auteur, si juste dans sa description de la première vague, ne devienne pas réalité.
En dépit d’un sujet particulièrement sombre, les illustrations dans La Chute sont lumineuses, et d’une grande beauté. Disciple de la ligne claire, Jared Muralt trace les convois militaires, les rues peuplées d’une foule compacte tentant de fuir la ville ou les scènes d’émeutes avec précision et minutie. À travers ses nombreux paysages silencieux, il communique à merveille la lourdeur et la menace sourde planant sur la civilisation, et utilise des jeux de lumière savants pour donner de la profondeur à ses dessins (crépuscules, faisceau lumineux s’infiltrant par une porte entrebâillée, ombre des feuillages s’imprimant sur les visages des protagonistes, etc.). Teintés de jaune opaque et d’ocre, ses cieux donnent l’impression qu’une couche de smog permanente recouvre la cité, et grâce au carnet de croquis en noir et blanc terminant l’album, on constate à quel point son travail de coloration sublime ses planches.
La Chute n’est peut-être pas recommandée pour ceux et celles qui souhaitent se changer les idées de la pandémie, mais la lecture de ce récit cauchemardesque et tristement prophétique apporte quand même une certaine consolation, en montrant à quel point la situation actuelle pourrait être encore bien pire.
La Chute, de Jared Muralt. Publié aux éditions Futuropolis, 72 pages.
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