Parmi les rumeurs que cette pandémie a vu éclore, celle voulant que la COVID-19 soit le résultat d’une manipulation dans un laboratoire en Chine a la vie dure. Et pourtant, rien de nouveau sous le soleil, constate le Détecteur de rumeurs: des théories similaires ont accompagné chaque grande épidémie à travers l’Histoire.
Comme on avait déjà pu le lire ici, des scientifiques à travers le monde ont décodé des milliers de génomes différents du SARS-CoV-2 — le virus à l’origine de la COVID-19 — et ont conclu à son origine naturelle. Ce qui n’empêche pas que des millions de personnes croient que des Chinois ont volontairement créé le virus ou l’ont négligemment laissé fuir.
À chaque épidémie sa théorie
Or, ce type de théorie ne constitue guère l’apanage de la pandémie actuelle. Selon Patrice Bourdelais, de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire, chaque épidémie s’est accompagnée d’une recherche de boucs émissaires. «À l’époque de la peste noire européenne (1347), les Juifs ont été accusés d’empoisonner les puits et les marchés. Cela a même conduit à de violents pogroms dans les régions de Strasbourg et de l’actuelle Allemagne du Sud », résume en entrevue ce spécialiste en histoire des épidémies et de la santé publique.
Et cette recherche du bouc émissaire se répète au 19e siècle, lors des épidémies européennes de choléra, alors que les étrangers sont pointés du doigt et accusés d’empoisonner les étals de marchés et les puits. En France en 1832, «ça se complique, relate Patrice Bourdelais: les opposants à la monarchie et les pauvres accusent les riches d’avoir propagé l’épidémie pour les faire disparaître. Certains accusent aussi les médecins d’avoir favorisé l’épidémie pour s’approvisionner en cadavres »: c’est l’époque où la dissection gagne en importance dans la recherche médicale.
Près d’un siècle plus tard, la grippe espagnole, survenue à la fin de la Première Guerre mondiale, a également connu son lot de théories du complot. Les Français attribuent l’épidémie à une tentative d’empoisonnement par l’ennemi allemand, tandis que les Allemands disent la même chose de leur adversaire français.
Plus récemment, le sida a fait l’objet de théories d’une création en laboratoire. «Beaucoup de personnes ont accusé, d’un côté, les services secrets russes, de l’autre côté, les services secrets américains. Beaucoup y voyaient également une tentative d’empoisonnement qui aurait mal tourné», explique M. Bourdelais.
Encore plus récemment, la pandémie de grippe H1N1 de 2009: comme l’a analysé le professeur en études internationales Shawn Smallman, de l’Université d’État de Portland (Oregon), des rumeurs qui circulaient aux États-Unis décrivaient les migrants mexicains comme des vecteurs de la maladie; ce qui a engendré de la discrimination envers les journaliers et les ouvriers originaires du Mexique. Des commentateurs conservateurs sont allés jusqu’à suggérer que des Mexicains ramenaient le virus avec eux en vue de détruire les États-Unis.
Outre-Atlantique, une étude menée pendant cette pandémie de H1N1 auprès de la population francophone de Suisse a révélé une méfiance à l’égard des médias, soupçonnés d’occulter l’information sous la pression du gouvernement et des compagnies pharmaceutiques.
Enfin, l’épidémie d’Ebola qui a frappé l’Afrique de l’Ouest en 2013 a fait naître bien des rumeurs. Au Libéria, craignant que leurs enfants soient utilisés comme cobayes dans les essais cliniques du vaccin, certaines communautés ont été hostiles aux travailleurs de la santé. Des gens croyaient également que le gouvernement libérien avait exagéré la réalité de l’épidémie en vue d’attirer plus de financement international.
Un refus d’admettre le fléau?
D’après Patrice Bourdelais, cette constance, à travers les siècles, a quelque chose d’anthropologique. «C’est comme si l’humain n’était pas capable d’admettre que la nature lui envoie tel fléau sans qu’il y soit pour quelque chose», relève l’historien. «Autrefois, on attribuait cela à une intervention divine: Dieu nous a envoyé ce fléau parce que nous nous sommes mal comportés. Tandis qu’aujourd’hui, le progrès médical et scientifique est tel que les gens ont du mal à imaginer que nous ne soyons pas capables d’arrêter une épidémie et de contrôler un virus. D’où la recherche de responsables.»
Aujourd’hui, la proportion des gens qui adhèrent à la théorie d’une fabrication du virus de la COVID-19 en laboratoire est élevée: on parlerait ainsi d’un tiers des Américains et de plus d’un quart des Français.