Joe Sacco, l’inventeur du « BD-journalisme », lève le voile sur les ravages du colonialisme canadien avec Payer la terre, un album retraçant le difficile parcours des Dénés, un peuple autochtone des Territoires du Nord-Ouest.
Joe Sacco est un artiste unique. Avec la parution de l’album Palestine: une nation occupée dans les années 1990, il combine ses deux passions, soit le journalisme et le dessin, et donne naissance à un nouveau genre, la « bande dessinée de reportage », qui consiste à utiliser le neuvième art pour présenter les résultats d’une enquête journalistique. Après Gaza, la Bosnie-Herzégovine, la Somme ou son île de Malte natale, le « BD-journaliste » s’est rendu cette fois-ci au nord du 60e parallèle, dans les Territoires du Nord-Ouest, afin de découvrir les Dénés, ce peuple autochtone méconnu habitant une région aussi grande que la France et l’Espagne réunie.
Pour raconter l’histoire de la nation déné, Joe Sacco a interviewé des dizaines de personnes, et ce sont leurs témoignages qu’il met en images dans Payer la terre. En plus d’ex-chefs de bande, de directeurs d’écoles, de missionnaires, de négociateurs territoriaux pour le gouvernement ou d’anciens Premiers ministres des Territoires du Nord-Ouest, il donne également la parole à des autochtones qui voient dans l’exploitation des ressources naturelles et les gazoducs une façon de s’extirper de la pauvreté, ou d’autres qui apprécient leurs Ski-Doo et ne voudraient absolument pas revenir à l’époque des attelages de chiens. En évitant ainsi de tomber dans une vision monolithique et angélique de l’Amérindien « protecteur de la terre », le portrait de la communauté présenté ici est nuancé, et beaucoup plus proche de la réalité.
Un crayon et un calepin sont sans doute moins intimidants qu’une caméra, et les gens se sont livrés à Sacco avec énormément de générosité, partageant des moments intimes, et souvent déchirants, de leur existence. Ensemble, ces témoignages tissent une vaste fresque historique, qui décrit aussi bien le mode de vie traditionnel des Dénés, régi par la nature et la migration des animaux, que les nombreux traités et imbroglios juridiques visant à les déposséder de leur territoire et de leur culture. Les récits sur les pensionnats autochtones crèvent le cœur, et l’injustice à laquelle ce peuple a été soumis révolte au plus haut point, mais la bande dessinée se termine tout de même sur une lueur d’espoir, en présentant une jeune génération qui tente de renouer avec ses traditions, et ses racines.
Les dessins de Joe Sacco sont d’une précision et d’un réalisme remarquables, et chaque image est remplie de dizaines de fines lignes recréant les textures d’écorce, le lainage de chemises à carreaux, ou les visages burinés par une existence à moins 40 degrés. Ses planches transmettent la grandeur et la rudesse des Territoires du Nord-Ouest, autant à travers les paysages majestueux que les camions démesurés ou les gigantesques enchevêtrements de tuyaux des installations pétrolières. Son crayon nous transporte dans le passé, esquissant les campements des Dénés au 19e siècle et les méthodes de chasse traditionnelle, et délaissant la plupart du temps les cases, il laisse ses illustrations s’imbriquer les unes aux autres sur la page de manière organique, ce qui crée de très belles compositions graphiques.
Le colonialisme est une tache sur l’histoire du Canada, et à l’heure où des membres des Premières Nations bloquent des voies ferrées, la bande dessinée Payer la terre constitue une lecture essentielle pour mieux comprendre leurs revendications, et le génocide culturel dont ils ont été victimes d’un bout à l’autre du pays.
Payer la terre, de Joe Sacco. Publié aux éditions Futuropolis, 272 pages.