Une imprécision réglementaire concernant les réseaux québécois de garderies pourrait nuire à la francisation des nouveaux arrivants en évitant que les tout-petits ne se retrouvent dans un environnement francophone avant d’entrer à l’école primaire.
Si, au Québec, la Charte de la langue française (loi 101) oblige les enfants d’immigrants à fréquenter les écoles françaises, et ce de la maternelle jusqu’à la fin du secondaire, du côté de la petite enfance, aucune loi provinciale ne contraint en effet les enfants à fréquenter une garderie en français.
En fait, lorsque l’on observe de près les lois et les règlements établis par le ministère de la Famille à propos des services de garde éducatifs à l’enfance, on s’aperçoit que la question de la langue française n’est jamais proprement abordée.
En 2012, le gouvernement de Pauline Marois avait évoqué la possibilité d’élargir l’application de la loi 101 aux garderies et centres de la petite enfance. Un projet qui avait été très mal accueilli par l’opinion publique, ainsi que par les opposants du Parti québécois (PQ), qui accusaient entre autres le gouvernement de l’époque de faire de la politique sur le dos des enfants. Suite à ces critiques, le PQ avait dû abandonner le projet, mais assurait en revanche qu’il trouverait une autre solution pour promouvoir la francisation des jeunes allophones dans les garderies du Québec.
Or, depuis la défaite électorale du PQ, rien n’a été fait à ce sujet. Si l’on exclut les maternelles 4 ans, qui sont soumises aux contraintes de la loi 101, les programmes préscolaires du Québec ne sont toujours pas régis par des normes linguistiques. Même constat du côté des services de garde éducatifs mis sur pied par le gouvernement. Une situation qui peut parfois compliquer la tâche de certains bureaux coordonnateurs qui souhaitent, malgré tout, promouvoir la langue française au sein des garderies qu’ils chapeautent.
Absence de norme linguistique
Les bureaux coordonnateurs sont en fait des organismes à but non lucratif (OSBL) et à ce titre, ils jouissent d’une certaine autonomie par rapport au gouvernement.
L’agrément du ministère de la Famille dont bénéficient ces OSBL implique toutefois qu’elles respectent des instructions, lois et règlements dictés par le gouvernement. Une de leur principale obligation est de décider, sur leur territoire respectif, qui peut (et qui ne peut pas) être reconnu en tant que responsable d’un service de garde (RSG)
Et c’est là que tout se complique pour certains bureaux coordonnateurs qui souhaitent faire la promotion du français au sein des services de garde en milieu familial (SGMF) qui sont sous leur responsabilité. Car lorsque vient le temps d’accréditer une personne à titre de RSG, les bureaux coordonnateurs doivent absolument se référer aux conditions d’obtention de reconnaissance émises par le gouvernement.
L’une de ces conditions d’obtention de reconnaissance porte sur la langue : cette question est abordée de manière implicite dans l’article 50.4 du Règlement ministériel, comme le mentionne une employée occupant un poste de direction important dans un bureau coordonnateur de la grande région métropolitaine. Cet article 50.4 stipule que « pour obtenir une reconnaissance, une personne physique doit […] (pouvoir) démontrer des aptitudes à communiquer et à établir des liens de sympathie réciproque avec les enfants, ainsi qu’à collaborer avec les parents et le bureau coordonnateur ».
À la lumière de ce règlement, l’employé en question fait remarquer qu’un bureau coordonnateur a le droit de demander à une personne souhaitant être reconnue en tant que RSG de maîtriser le français. Sans quoi elle ne peut collaborer avec les employés du bureau coordonnateur (dans ce cas-ci majoritairement francophone) et ne respecte pas de ce fait les conditions de l’article 50,4.
Cependant, on remarque dans cet article 50,4 qu’on ne mentionne pas quelle langue doit être parlée au sein des garderies. Tout ce qui est exigé sur le plan linguistique, c’est d’être en mesure de communiquer avec les enfants. Autrement dit, une RSG peut parler la langue qui lui convient au sein de sa garderie, pour autant qu’elle soit en mesure de communiquer avec les enfants dont elle a la garde.
Si ce critère est respecté et que la RSG veille à la sécurité, la santé et au bon développement des enfants, le fait qu’elle parle une langue autre que le français avec ceux dont elle a la garde ne peut en aucun cas constituer un critère de révocation de permis.
Selon l’employé interrogé, si une RSG s’efforce toutefois de parler dans une langue que l’enfant ne comprend pas et que ce n’est pas le souhait des parents (ce qui serait un manquement à l’article 50,4) le bureau coordonnateur peut, dans ce cas-ci, intervenir, et éventuellement sévir.
Sinon, mis à part ce dernier cas, les bureaux coordonnateurs n’ont pas leur mot à dire sur la langue qui est parlé au sein de la garderie. En tant que travailleuses autonomes, les RSG n’ont pas à recevoir d’instructions du bureau coordonnateur quant au choix de la clientèle de ces dernières. Ce sont les RSG qui décident qui peut être accueilli (ou non) au sein de leur garderie, et qui décident de facto de la langue qui y sera parlée.
Ce mode de fonctionnement invite à réexaminer les données d’un rapport de 2008 du ministère de la Famille qui avait créé la controverse, à l’époque. Ce rapport, qui se penchait notamment sur la question des langues d’usage au sein du réseau de garderies québécoises, laissait entendre que le français se portait très mal dans les services de garde en milieu familial montréalais. Mais qu’en est-il vraiment?
Un rapport à reconsidérer?
Ce rapport du ministère de la Famille sur la situation des CPE, des garderies et des SGMF du Québec, avait suscité de vives réactions à l’époque. Pour cause, on indiquait que seulement le quart des SGMF sur l’ile de Montréal offraient un service exclusivement francophone. Certains articles avaient toutefois nuancé cette proportion, puisque ce même rapport indiquait que le français était en fait omniprésent au sein de ces SGMF montréalais. En effet, en dépit du faible pourcentage de garderies exclusivement francophones, le quart des SGMF étaient dits bilingues (français-anglais, ou une autre langue) et la moitié disaient offrir un service trilingue (français, anglais et une autre langue).
Or, les déclarations de l’employé à Pieuvre.ca forcent à reconsidérer ces chiffres. Car une RSG peut très bien proposer le français dans son offre de service, mais il reste néanmoins impossible de savoir quelle place réelle occupe cette langue au sein de cette garderie en milieu familial. Et ce, pour la simple et bonne raison que cela ne constitue pas un critère d’évaluation. Comme il n’y a pas à proprement dit de norme linguistique, les bureaux coordonnateurs ne sont tout simplement pas mandatés pour reprocher quoi que ce soit à une RSG qui déciderait, par exemple, de négliger l’usage du français au sein de sa garderie.
Pourtant cette négligence pourrait avoir des conséquences pour l’enfant qui a bénéficié de peu de contacts avec le français au cours de sa petite enfance, et qui doit, malgré tout, intégrer l’école française une fois rendu à la maternelle. Mais cela pourrait également avoir des répercussions sur les commissions scolaires montréalaises, qui doivent de plus en plus composer avec l’arrivée massive d’élèves allophones au sein de leurs établissements.
L’accueil et la francisation des élèves allophones, un défi de taille
Depuis plus d’une quarantaine d’années, le nombre d’enfants allophones qui fréquentent les écoles montréalaises n’a cessé de croître, selon l’Office de la langue française. Si bien que dans certaines écoles de l’île de Montréal, 90% des élèves ont dorénavant une autre langue maternelle que le français et l’anglais.
Pour aider à franciser ces élèves, contraints de passer par le réseau scolaire francophone (loi 101 oblige), les écoles doivent notamment s’outiller de classes d’accueil. Si l’on se fie aux chiffres fournis par la Commission scolaire de Montréal (CSDM), le nombre d’inscriptions à ces classes aurait considérablement augmenté ces dernières années. Entre l’année 2017-2018 et 2018-2019, le nombre d’élèves nouvellement inscrits a augmenté de 84%. Une tendance qui s’est d’ailleurs poursuivie pour l’année scolaire en cour.
L’argent investi par l’État pour l’accueil et la francisation de ces élèves a également atteint la somme record de 64 millions de dollars en 2018-2019. Une augmentation de 40% par rapport à l’année 2016-2017.
Modifier les normes
Pour résoudre le problème d’imprécision en matière de langue, l’employé du bureau coordonnateur suggère que l’on modifie la réglementation gouvernementale. D’abord, affirme-t-on, la question de l’apprentissage du français devrait être abordée dans les conditions de reconnaissance du ministère de la famille. Et tout cela devra être accompagné, selon l’employé, par des programmes de formation, pour les RSG, mais également pour les agentes de conformité qui sont responsables des deux visites annuelles obligatoires au sein des SGMF. De cette manière, les bureaux coordonnateurs pourront avoir l’heure juste quant à la justesse des pratiques mises en place par les RSG.
Et pas question ici, pour l’employé interviewé, d’appliquer des sanctions aux RSG qui ont de la difficulté à mettre en œuvre des pratiques favorisant l’apprentissage du français chez les jeunes allophones. Au contraire, si tel est le cas, le bureau coordonnateur doit pouvoir aider ces RSG estime l’employé. Et ce, en mettant à leur disposition un professionnel qui pourra mieux les guider dans leur démarche de francisation.
L’employé, qui connaît également bien la situation des CPE, croit qu’il faudrait également encourager ces services de garde à avoir en leur sein un seuil minimum d’éducatrices formées pour améliorer l’apprentissage du français chez les jeunes allophones.
L’employé interrogé ne souhaite pas nécessairement étendre la loi 101 aux garderies québécoises, mais somme le gouvernement à accorder davantage d’importance à l’état du français au sein de ces dernières, et invite le ministère de la Famille à reconsidérer sa réglementation concernant les garderies québécoises.
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