Paru en 1997, SOIFS est le premier volet d’une fresque littéraire sans égal s’étendant sur dix romans créés par Marie-Claire Blais. Si la lecture de l’œuvre – trop peu fréquentée – de l’autrice représente d’ores et déjà un certain défi, l’adaptation pour le théâtre, actuellement présentée à l’Espace Go, semblait impensable.
Pas pour les co-metteurs en scène, Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, dont la volonté était de transposer sur scène la vertigineuse saga sans dénaturer la plume de Blais. Pour ce faire, ils ont choisi de conserver le continuum de paroles, plutôt que d’extraire des dialogues propres à la forme théâtrale, maintenant ainsi le flux-reflux incessant qui relie les personnages entre eux. Le processus est lourd, mais hypnotisant.
Ils ont aussi choisi de s’adjoindre une distribution impériale de comédiens qui réussissent à incarner l’état dont ils font simultanément la narration. Les personnages se frôlent sans jamais interagir et leurs univers intérieurs se répandent et se répondent sans jamais briser le rythme qui, telle la mer, berce et transporte le spectateur ou encore l’inonde et l’engloutit. Noyé dans ce fouillis de mots torrentiel, ce dernier, à bout de souffle, cherchera un peu d’air à la surface. Car malgré ses somptueuses logorrhées, le spectacle-fleuve d’une durée de quatre heures (!) est exigeant et donne lieu à d’inévitables longueurs.
On embarque donc dans SOIFS Matériaux avec beaucoup de précautions: dès les premières minutes, on apprivoise l’œuvre, le temps de s’habituer à la tonalité, à l’écriture au souffle unique s’étalant en longues phrases fulgurantes, tels des plans-séquences au cinéma.
Dans un microscope qui a comme toile de fond une île antillaise aux odeurs de bougainvilliers, on fait la connaissance d’une vingtaine de personnages écorchés, inquiets, angoissés par les problèmes indissociables de leur époque (toujours d’actualité): injustice, racisme, violence, mort, amour, reconnaissance, avenir, espoir. Une Renata hautaine et superficielle qui a l’impression d’errer dans les limbes; un Pasteur avenant; un Carlos et une Vénus dont l’exubérance et la délinquance détonnent avec l’indigence ambiante; un Jacques, professeur spécialiste de Kafka, sidatique venu agoniser et s’éteindre sur l’île; la sœur honteuse de Jacques, amie patiente au profil amer; un Daniel, écrivain déçu; une Mélanie inquiète, mère de trois fils; une Esther outrée et narquoise.
Autant d’identités propres, de dimensions intimes. Autant d’êtres liés par leur soif. Autant de voix qui s’amalgament en une remarquable partition dont le souffle immuable parcourt tantôt les cris et les silences, tantôt les cruautés et les bontés des hommes. Une partition qui se déploie au sein d’un appareil scénique savant où la musique et les images projetées contemplatives occupent une place prépondérante. Sur des airs de Schubert, de Mozart ou de Prince, les six musiciens, dont un quatuor à cordes, habillent les narrations déclamées dans un espace de jeu à multiples niveaux qui ajoute dynamisme et intemporalité à la pièce.
SOIFS Matériaux fait résonner des voix qu’on n’entend pas souvent et fait coexister les contrastes. On y observe une ambiance à la fois festive et dramatique, une vision du monde à la fois cruelle et sensible. Si les sujets de la fresque sont tranchants, le ton reste doux. S’il est question de ténèbres, la lumière – jamais loin – finit par poindre… afin de bien panser les plaies. Car dans cette complexité humaine, il reste l’espoir.
SOIFS Matériaux, de Marie-Claire Blais, selon une adaptation de Denis Marleau et une mise en scène de Stéphanie Jasmin et Denis Marleau. Avec Florence Blain Mbaye, Jean-François Blanchard, Anne-Marie Cadieux, Sophie Cadieux, Lyndz Dantiste, Sébastien Dodge, Alice Dorval, Lucien Gittes, Fayolle Jean, Fayolle Jean Jr, Yousef Kadoura, Luca Lebrun, Stephie Mazunya, Antoine Nicolas, Christiane Pasquier, Mina Petrous, Marcel Pomerio, Dominique Quesnel, Mattis Savard-Verhoeven, Emmanuel Schwartz et Monique Spaziani.
À l’Espace Go jusqu’au 16 février.