Est-il encore nécessaire de présenter John Keegan? La réputation du célèbre historien militaire et journaliste britannique n’est plus à faire, et nombreux sont les ouvrages qui portent son nom. L’essai – ou est-ce plutôt un compte-rendu? – portant sur la Première Guerre mondiale, paru en 1999 en version originale anglaise, puis en 2003 dans la langue de Molière, permet de se replonger dans un horrible conflit en suivant la plume accrocheuse de l’auteur.
Il s’est bien sûr écrit quantité de livres sur le premier conflit mondial, celui qui a vu naître l’horreur des tranchées, la guerre industrielle totale, ainsi que des divisions géopolitiques qui persistent encore aujourd’hui. Et l’auteur, qui a cherché ici à louvoyer entre le simple rapport statistique et l’analyse plus poussée qui aurait rendu impossible l’écriture d’un livre « lisible » sur les quatre années de guerre, aborde bien évidemment des notions déjà vues et revues, parfois jusqu’à satiété.
Ce qui distingue l’ouvrage de Keegan d’autres textes similaires, ou même de l’imposante série balado de plus de 18 heures (!) de Dan Carlin, par exemple, c’est justement cette volonté de s’intéresser le plus possible à tous les aspects du conflit, tout en tentant de produire un ouvrage qui ne consiste pas en de nombreuses briques, forcément illisible.
Avec quelque 519 pages au compteur, la version française du livre, prosaïquement intitulée La Première Guerre mondiale, est ainsi tout à fait « lisible ». Du moins, elle est certainement transportable, d’autant plus que cette édition, parue en 2005 aux Éditions Perrin, a été publiée en format poche. Qui pourrait croire, à la vue de ce livre un peu dodu, certes, mais jamais carrément menaçant, qu’on peut y lire le récit terrifiant du conflit narrant la mort violente et sanglante des philosophies sociales et politiques du 19e siècle, et l’entrée de l’humanité en plein 20e siècle, une époque de modernisme, mais aussi de massacres et de morts par dizaines de millions?
Pourtant, si l’on tient compte de l’ampleur des deux guerres mondiales, il semble évident que le deuxième conflit planétaire, avec ses dizaines de millions de morts, ses guerres en Europe, en URSS, mais aussi dans le Pacifique, ses camps de concentration, ses armes atomiques… il semble donc que tout cela permette de catégoriser la guerre de 1939-1945 comme étant la pire à avoir dévasté la planète.
Ce que l’on comprend toutefois, en lisant l’ouvrage de John Keegan, c’est que cette explosion de violence de 1939, cette politique de « l’espace vital » de l’Allemagne nazie, cette montée des nationalismes qui déchireront l’Europe Centrale et de l’Est, ainsi que l’Extrême-Orient, provient bien évidemment des résultats de la Première Guerre mondiale, avec son morcellement forcé d’empires, ses frontières tracées au crayon sur une carte sans consultation des populations locales, cet esprit revanchard qui anima les vainqueurs. L’attitude conciliatrice de Neville Chamberlain n’est-elle pas due au traumatisme britannique après les offensives inutiles de Haig? La stratégie militaire française de 1939-1940, qui s’avérera complètement dépassée par la blitzkrieg allemande, n’est-elle pas basée sur les méthodes militaires de 1914-1918, où il était anticipé que les armées mettraient beaucoup de temps à se déplacer à amasser des forces en vue d’un assaut?
Tout cela, Keegan l’aborde d’une façon ou d’une autre dans son ouvrage. Celui-ci, parfois tout juste assez teinté des opinions de l’auteur, peut aussi prendre un ton étonnamment froid et distant, surtout lorsque vient le temps d’évoquer les hommes tués lors des diverses offensives, ou encore les manoeuvres sur le terrain. Cependant, il s’agit probablement là de la meilleure façon d’aborder ces centaines de milliers d’hommes bien souvent envoyés à leur mort en raison d’une mauvaise planification stratégique, ou encore de concepts militaires dépassés, comme cette idée, pour les soldats français et britanniques, de sortir parfois des tranchées et de marcher vers l’ennemi en jouant du clairon. Le tout, bien entendu, directement sous le feu des mitrailleuses et des canons ennemis.
Souvent d’une froideur insupportable, quelque fois d’une humanité touchante, La Première Guerre mondiale est un ouvrage de référence essentiel pour comprendre, à travers les nombres, les cartes et les grandes offensives, ce qui sous-tend l’éclatement de ce conflit dont les stigmates sont toujours bien présents. Pour passer à la modernité, l’humanité a failli s’autodétruire à deux reprises, et ce livre permet d’identifier les facteurs à l’origine de l’apparition de l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.
Seul bémol, l’édition de l’ouvrage parue en 2005 dans la collection tempus est imprimée sur du papier de piètre qualité qui se tache facilement. Le prix à payer, peut-être, pour mettre la main sur ce titre pour une quinzaine de dollars seulement.
La Première Guerre mondiale, de John Keegan, paru aux Éditions Perrin; 519 pages.
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