Une piscine, des enfants qui apprennent à nager, deux maîtres-nageurs sympathiques et une directrice consciencieuse, des parents soucieux du bien-être de leur progéniture. Le cadre de la pièce de l’auteur catalan Josep Maria Miró, présentée au théâtre Prospero, est issu de la vie ordinaire.
On imagine ainsi l’excitation et le bonheur des enfants lorsqu’ils découvrent les joies de la baignade. Tout va donc pour le mieux quand un détail, une rumeur dont personne n’est sûr, surgit pour empoisonner l’atmosphère. Qui a raison? qui a tort? Que s’est-il vraiment passé et que risque-t-il d’arriver? Personne ne le sait, mais le ver est dans le fruit et le ronge.
Dans cette pièce à l’affiche un peu partout dans le monde depuis sa création en 2011, les quatre personnages semblent tous de bonne foi. Il y a Anne, la directrice qui veille au respect du règlement et à la satisfaction des usagers. Il y a Pierre et Vincent les maîtres-nageurs, deux hommes jeunes qui consacrent leur vie à faire découvrir leur passion de la natation à des enfants. Et il y a David, le papa d’un petit Arnaud qui n’est même pas impliqué dans ce que l’on peut nommer « l’Affaire ».
De quoi s’agit-il, au fait? Lorsqu’il fut temps, pour Pierre, de retirer à son groupe d’enfants leurs flotteurs afin qu’ils expérimentent la natation sans bouée, le petit Zacharie s’est mis à pleurer. Il a eu peur, ce qui arrive parfois. Alors Pierre l’a pris dans ses bras et lui a fait un bisou pour le consoler.
Dans une piscine, il va de soi que les adultes n’ont pas d’autre choix que de toucher le corps des enfants seulement revêtus de leurs petits maillots. Et parfois il leur faut même les consoler… Mais Zoé, une fillette du groupe des petits aurait dit que Pierre avait embrassé Zacharie sur la bouche. A-t-elle bien vu? Est-ce vrai? Est-ce faux? Qu’est-ce que cela implique? La pièce montre de manière magistrale l’atmosphère pesante qui se substitue à l’insouciance et aux plaisirs de l’eau.
Les soupçons s’abattent sur Pierre. Et ce que montre le texte de Josep Maria Miró, c’est que dans notre société prétendument plus lucide et mieux avertie des cas de perversion, lorsqu’une personne est soupçonnée sur la base d’à peu près rien, celle-ci est immédiatement coupable et traitée comme tel.
Grâce à son écriture apparemment simple et sa structure subtilement répétitive, la pièce montre bien la rumination qui envahit tous les esprits. Frisant l’obsession, chacun se remémore le moindre détail pour en faire un indice. Mais un indice de quoi? Tout ce qui était vu comme un côté sympathique et léger de l’homme mis en cause devient un argument contre lui. Et même sa manière de se défendre est jugée aggravante. L’étau se resserre et tout le monde pâtit des conséquences d’une parole qui n’était même pas accusatrice. Les parents deviennent paranoïaques, revendicateurs et violents. Les souvenirs sombres resurgissent. Plus personne n’ose parler, de crainte d’être soupçonné lui-même.
Cette pièce très bien adaptée et jouée, en particulier par l’acteur qui tient le rôle principal de Pierre, Lucien A. Bergeron, laisse le spectateur envahi par les doutes et le malaise. On voudrait savoir la vérité, mais on ne la saura jamais. En voulant à tout prix éviter les perversions individuelles, on se retrouve impliqué dans des groupes pervers qui n’ont d’autre choix que de trouver un bouc émissaire, celui-ci pouvant être n’importe lequel de ses membres c’est-à-dire aussi soi-même.
Le principe d’Archimède, jusqu’au 16 novembre au Prospero.
Fragments d’Ana: expérience partagée entre acteurs et spectateurs