On dit que l’homme est un loup pour l’homme, et l’adage n’aura jamais été aussi vrai que dans Zaroff, une bande dessinée se voulant une suite directe de la nouvelle The Most Dangerous Game de Richard Connell, et du classique cinématographique de 1932 qu’elle a inspirée.
Considéré comme l’un des plus grands chasseurs au monde, il y a belle lurette que Nikolaï Zaroff ne trouve ni défi ni satisfaction à se mesurer au gibier « conventionnel ». Voilà pourquoi, après avoir fui la révolution bolchévique, l’aristocrate a transformé une petite île isolée du Pacifique en véritable piège, provoquant des naufrages à répétition le long des côtes et traquant les survivants ayant le malheur de s’y échouer. Depuis que l’une de ses proies est parvenue à s’enfuir il y a maintenant trois mois, le Russe est un homme brisé, qui n’a plus goût à rien, mais lorsque Fiona Flanagan, le fille d’une de ses victimes, débarque sur l’île en compagnie de fiers-à-bras de la mafia avec la ferme intention de venger son père, les instincts de Zaroff remonteront rapidement à la surface, même s’il se trouve cette fois-ci dans la situation peu enviable du chassé.
Parue en 1924, la nouvelle The Most Dangerous Game de l’auteur Richard Connell, où un comte blasé s’adonne à la chasse à l’homme, était particulièrement en avance sur son temps, tout comme l’adaptation au grand écran qui en sera faite huit ans plus tard par Irving Pichel et Ernest B. Schoedsack, et qui marquera l’histoire du cinéma en étant le tout premier film de survie (un genre qui se porte plutôt bien de nos jours). Mélange d’aristocratie et de cruauté, d’érudition et de barbarie, Nikolaï Zaroff, un tueur en série qui aime citer Marc Aurèle pour justifier ses gestes, est un vilain d’envergure, qui cadre tout à fait avec notre époque cynique, et c’était une excellente idée de la part de François Miville-Deschênes et de Sylvain Runberg de dépoussiérer l’infâme personnage pour lui faire vivre une nouvelle aventure.
Tout en proposant une histoire entièrement indépendante, Zaroff s’inscrit comme une suite directe aux événements dépeints dans la nouvelle originale (et dans le film de 1932), dont la conclusion restait ouverte. La force de la bande dessinée est de présenter une chasse à l’homme « au féminin », menée par une Fiona Flanagan dont l’autorité est remise en question par les mafieux qu’elle dirige à cause de son sexe, mais aussi de jouer habilement sur le dépaysement, en plongeant des gangsters irlandais armés de Tommy guns dans la jungle du Venezuela. Le scénario multiplie les revirements de situation, et les rôles ne cessent de s’inverser dans ce jeu du chat et de la souris. Une conclusion moralement ambiguë, évoquant celle de Silence of The Lambs, termine en beauté cette histoire de chasse pas comme les autres.
Si vous ne connaissez pas François Miville-Deschênes, l’artiste québécois qui signe les superbes illustrations de Zaroff, attendez-vous à être ébloui par l’élégance de son coup de crayon et l’incroyable richesse visuelle de ses dessins. Non seulement découpe-t-il l’action de manière très cinématographique, il se livre à un véritable travail de moine en reproduisant une quantité hallucinante de détails dans chaque case. Il parvient ainsi à transmettre à merveille l’humidité, la sueur et le stress dans lequel baignent les protagonistes, et à faire de sa jungle tropicale un personnage à part entière de l’intrigue, aussi dangereux que Nikolaï Zaroff ou la pègre irlandaise, avec ses alligators et ses jaguars. Ajoutez une légère touche de macabre (les têtes des victimes accrochées au mur du salon comme autant de trophées de chasse, par exemple), une esthétique des années 1930 et une coloration qui s’attarde davantage à l’ambiance qu’au réalisme, et on obtient une bande dessinée constituant un pur régal pour les yeux.
C’est grâce à des albums comme Zaroff que les personnes majeures et vaccinées continuent d’apprécier la bande dessinée, et François Miville-Deschênes et Sylvain Runberg livrent ici une suite digne de The Most Dangerous Game, que n’aurait pas désavouée Connell lui-même.
Zaroff, de François Miville-Deschênes et Sylvain Runberg. Publié aux Éditions Le Lombard, 88 pages.
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