Nous sommes à Toronto, et la première décennie du nouveau siècle ne s’est pas encore terminée. Et alors que déboulait sur les écrans Scott Pilgrim vs The World, sorte d’hymne cinématographique aux nerds et aux relations amoureuses incertaines du début de la vingtaine, il fait bon de se rappeler que ce film, qui a solidifié la carrière de Michael Cera, est d’abord basé sur une série de manga du même nom, série qui gagnerait à être plus connue.
Il faut l’avouer, si le film, réalisé par Edgar Wright, celui-là même à qui l’on doit la trilogie du Cornetto, avec Shaun of the Dead, Hot Fuzz et The World’s End, avec Simon Pegg et Nick Frost, est franchement amusant, avec ses nombreuses références aux jeux vidéo, à la science-fiction, à la musique… bref, à tout ce qui occupe l’esprit des adolescents et des jeunes adultes, l’oeuvre du septième art a eu tendance à obscurcir quelque peu les six tomes des aventures de Scott Pilgrim dessinés par Bryan Lee O’Malley.
Et pour cause! Il est certainement plus simple de se contenter d’un film d’un peu moins de deux heures, dont le scénario ressemble sensiblement à celui des manga, mais dont les aspérités ont été largement gommées. Car oui, les six tomes de la série d’O’Malley dépeignent certes une réalité plus complète que ne le fait le film, mais cette même réalité est aussi plus complexe, on s’en serait douté.
Voilà donc Scott Pilgrim, 23 ans, sans travail ni perspectives estudiantines. Largué depuis un an par Nathalie, depuis devenue star du rock, le voilà qui se morfond entre deux répétitions du groupe au sein duquel il joue de la guitare basse, Sex Bob-omb. Pour oublier Nathalie, devenue Envy (peu de subtilité, ici), Scott fréquente tout platoniquement que ce soit Knives Chau, une adolescente de 17 ans, s’attirant du même coup les reproches de ses amis, y compris de Kim Pine, la batteuse du groupe qui est aussi son ex.
Bien rapidement, cependant, il fera la connaissance de Ramona Flowers, une mystérieuse jeune femme provenant des États-Unis qui saura utiliser d’étranges couloirs du « sub-espace » passant parfois carrément à travers la tête de Scott. Pour conquérir sa nouvelle flamme, toutefois, il devra affronter et vaincre les sept anciennes relations de la belle Ramona, dont le fielleux Gideon.
Plutôt que de s’articuler autour d’une série de références nerds, par exemple, ou d’une banale histoire de nouvelle relation amoureuse, Scott Pilgrim parle de regrets et de relations toxiques. Tous les personnages principaux – début de vingtaine oblige? – ont louvoyé dans l’univers amoureux en tentant tant bien que mal d’éviter les mines qui s’y trouvent. Qu’il s’agisse d’histoires non réglées, de ressentiment qui bouillonne sous la surface en attendant de provoquer une explosion, ou simplement d’une incompréhension de leur propre personnalité, nos protagonistes sont généralement méchants, voire cruels, ou encore en colère contre eux-mêmes ou contre les autres. On se tolère, on s’engueule, on se laisse, on se quitte… Toute la hargne de l’adolescence est transposée dans un contexte où les ambitions professionnelles continuent de prendre forme, et où, normalement, on termine peu à peu l’université pour se lancer dans la « vie d’adulte ».
C’est ici, d’ailleurs, que Scott Pilgrim est le plus intéressant. Oui, à l’époque de la sortie des manga, il était facile de ne s’intéresser qu’aux relations de couple, aux combats caricaturaux contre les ex de Ramona, ou encore d’avoir envie de faire comme Scott Pilgrim et de vivre pratiquement au jour le jour. Quelque 15 ans plus tard, pourtant, on constate que la série porte donc sur les nécessités de la vie ordinaire, le besoin d’avoir un emploi, de déterminer ce que l’on veut faire dans la vie, de payer ses factures, de rêver aux vacances, de se magasiner de la poterie au cours d’une exposition dans une ville de campagne décidément beaucoup trop touristique. Et c’est donc avec ce recul, tout utilitaire soit-il, que l’on est le plus en mesure d’apprécier le travail de Bryan Lee O’Malley.
Le style est parfois surchargé, surtout lorsque les jeunes femmes finissent par se ressembler un peu – la BD est en noir et blanc, après tout –, mais c’est ce chaos contrôlé qui fait réellement le charme de l’oeuvre. À consommer, donc, même si l’on connaît déjà un peu le dénouement. Ici, c’est le voyage et la transformation qui l’accompagne qui en valent la peine, pas nécessairement le résultat.
Scott Pilgrim, de Bryan Lee O’Malley, une série en six volumes publiée chez Oni Press.
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