Aux antipodes du sempiternel récit de rédemption, où une âme égarée finit par trouver le salut (et Dieu), Mécaniques du fouet relate l’histoire véridique d’une nonne qui, suite à son expulsion du couvent, utilisa ses habits et son passé de religieuse pour devenir… tenancière de bordel!
Née en 1861, Eugénie Guillou est un personnage assez inusité. Trop indépendante pour épouser un employé de bureau ou un vulgaire ouvrier, et pas assez belle ou riche pour former une union conforme à ses souhaits, la jeune femme trouve refuge à l’âge de 18 ans chez les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame du Sion. On l’envoie dans un couvent de Roumanie, où elle enseigne aux enfants pendant une dizaine d’années, mais au moment de la prononciation définitive de ses vœux, la Mère supérieure l’expulse sous prétexte qu’elle ne possède pas la vocation religieuse. Tuberculeuse et sans le sou, Eugénie mettra à profit son expérience dans le maniement du martinet et son passé de nonne pour ouvrir son propre bordel, et se tailler une réputation comme spécialiste de la fessée et des mises en scène sexuelles dans le Paris du début du 20e siècle, sans jamais perdre sa virginité.
Il existe bien peu d’archives pour retracer le parcours d’Eugénie Guillou, une figure marginale de l’Histoire dont on ignore même la date de décès. Il aura fallu plus de trois ans à Christophe Dabitch pour réussir à brosser un portrait partiel de cette femme à travers les documents du contentieux l’opposant à sa congrégation religieuse, les rapports de police, les dossiers de filature, les petites annonces parues dans les journaux de l’époque ou les lettres de dénonciation. Tout en revenant sur les grands épisodes de sa vie (sa jeunesse, le couvent où elle a connu son premier orgasme sous les coups d’un fouet, sa carrière de courtisane marquée par la stigmatisation sociale et le harcèlement de la brigade des mœurs, etc.), Mécaniques du fouet n’est pas une biographie conventionnelle, et l’on assiste même à des échanges houleux entre le scénariste et son sujet, que plus de 100 ans séparent.
Mécaniques du fouet donne l’impression d’avoir été illustré par un artiste de l’époque à laquelle prend place le récit, et la signature graphique de Jorge Gonzàlez dégage des relents d’impressionnisme qui rappellent Cézanne ou Monet. Beaucoup plus proche du roman graphique que de la bande dessinée, l’album alterne entre des pages entières sans dialogue et de longs textes sans aucune image. On ne retrouve pas le même niveau de finition à l’intérieur d’un même dessin non plus: certains éléments demeurent brouillons, tandis que d’autres sont très peaufinés, ce qui donne un côté vaporeux à l’ensemble qui atténue la crudité des actes sexuels. On apprécie l’insertion de documents biographiques, dont les vraies photos d’Eugénie en religieuse et en courtisane côte à côte, ou les reproductions des annonces qu’elle faisait paraître dans les journaux pour recruter clients et travailleuses du sexe.
Après L’homme à la fourrure, qui s’attardait au destin ironique de l’écrivain ayant donné son nom à la pratique du masochisme, c’est au tour de Mécaniques du fouet de poser un regard inédit sur un passé qu’on imagine prude et puritain, et cette bande dessinée biographique s’avère aussi peu conventionnelle que son sujet.
Mécaniques du fouet, Vies de Sainte Eugénie, de Christophe Dabitch et Jorge Gonzàlez. Publié aux Éditions Futuropolis, 208 pages.
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