Oeuvre portant sur un spectacle banni avant même d’avoir été présenté sur scène, le documentaire Lepage au Soleil: à l’origine de Kanata (2019) d’Hélène Choquette montre la troupe du Théâtre du Soleil dirigée par Robert Lepage de 2016 à 2018, lors de la création de la pièce de théâtre Kanata sur l’histoire des peuples autochtones du Canada.
Au printemps 2016, Ariane Mnouchkine confie sa troupe pour la première fois en 54 ans d’histoire à un autre metteur en scène, le talentueux Robert Lepage. Lors d’un séjour de création dans l’Ouest canadien, les 36 comédiens issus de 11 pays différents s’imbibent de culture autochtone. Ils écoutent leurs témoignages, visitent les lieux de leurs ancêtres et de façon intimiste, la documentariste récolte leurs commentaires et impressions. À travers cette expérience interculturelle, Robert Lepage les guide dans la création du spectacle dont l’histoire des premières nations doit servir de véhicule pour que les acteurs s’y retrouvent et puissent parler d’eux-mêmes.
L’objectif n’est pas d’exposer un thème sur les planches, mais d’inviter à un métissage afin d’incarner une expérience universelle. «Une chose qui était très intéressante dans la Ligue nationale d’improvisation, c’est que les gens m’accordaient énormément de mérite parce que je faisais des impros comparées solo… à la base ce jeu-là devait changer la façon de raconter des histoires, la façon de faire le théâtre ou le cinéma… le prix de ça, c’était de prendre des artisans, des gens du cinéma, puis de tout brasser ça et, ainsi, brasser l’imaginaire pour changer comment on raconte les histoires», a confié Robert Lepage dans une entrevue avec Stéphan Bureau en 2008.
Qu’on ait assisté aux 6 heures de la pièce Lypsinch, à la commande du gouvernement danois le Projet Andersen ou visionné les films Nô (1998) et Le confessionnal (1995), la grandeur du style de Robert Lepage englobant un mode interculturel pris au sens large ne pourrait prendre forme sans cette touche personnelle, voire québécoise. Avec Kanata, il réactualise la rencontre entre les Européens et les Premières Nations sans faire abstraction de l’interstice de deux siècles qui les espacent. Tel un rituel guérisseur, le théâtre exorcise les souvenirs des comédiens de même que les stigmates de la colonisation au Canada.
Invoquer l’idée d’appropriation culturelle pour condamner un spectacle, avant même qu’il soit présenté, reviendrait à associer le style ingénieux de Robert Lepage au mythe d’Icare, alors qu’il s’inscrit plutôt dans une conception universaliste du monde. «Le concept de société était beaucoup plus qu’un instrument sociologique d’explication du monde, il contenait la promesse que la remise en question de l’ego devrait être surmontée. Il y avait un rapport entre l’insatisfaction personnelle et l’injustice sociale. Pour cette raison, les plaintes de chacun devenaient un objet légitime de revendications politiques», écrit le sociologue Heinz Bude sur l’année 1968 dans le Frankfurt magazine de mars.
À quel moment des 50 dernières années la société a-t-elle cessé de constituer le baromètre du monde dans lequel on vit? À l’exemple de l’Expo 67, où le pavillon des Premières Nations était érigé aux côtés de celui du Québec et de celui du Canada parmi l’ensemble des représentations nationales, la diversité culturelle a eu droit à un espace d’échanges pendant les trente glorieuses. Au fil du temps, l’avènement du pétrole, la financiarisation de l’économie et le transhumanisme ont entraîné une logique de thésaurisation de l’activité humaine au détriment du compromis politique. La censure des spectacles SLĀV et Kanata était-elle justifiée?
Le documentaire Lepage au Soleil: à l’origine de Kanata (2019) a pris l’affiche le 26 avril.