Grâce à la nouvelle génération de cinéastes, on sait que le septième art se porte plutôt bien au Québec, mais le livre Philosopher à travers le cinéma québécois permet de constater qu’au-delà du simple divertissement, les films d’ici portent également un message plus profond. Pour en apprendre davantage, Pieuvre.ca s’est entretenu avec l’auteur et philosophe Pierre-Alexandre Fradet.
Vous avez déjà analysé les films de Pierre Perrault sous l’angle philosophique dans un ouvrage précédent. Pourquoi utiliser le cinéma pour parler de philosophie, et non la littérature, l’actualité, ou les courants sociaux?
Pierre-Alexandre Fradet: Votre est question est très bonne: pourquoi aborder le cinéma, plutôt que tout autre art ou tout autre phénomène social? Je suis d’avis qu’il aurait été possible de réfléchir philosophiquement à l’aune des autres médiums ou phénomènes que vous évoquez. Loin de moi l’intention de mettre le cinéma sur un piédestal où il brillerait d’une lumière soi-disant plus éclatante que les autres activités humaines. Cela dit, le septième art n’en demeure pas moins – c’est un lieu commun – une synthèse d’autres arts puisqu’il lui est possible d’avoir recours à la musique, au jeu, à la photographie, etc.
En lui, tout ou presque est possible, y compris le fait de se passer de jeu et de musique, si tel est le but du cinéaste. Il y a à vrai dire un paradoxe du cinéma : en même temps qu’il conjugue de nombreuses possibilités et peut capter l’attention d’un vaste bassin de personnes (accessibilité), il est relativement voire très difficile d’en faire soi-même (inaccessibilité). Oui, bien sûr, les téléphones portables nous permettent de réaliser à loisir des vidéos. Oui, bien sûr aussi, un nombre grandissant d’individus réalisent aujourd’hui des courts et des longs métrages. Mais pratiquer avec doigté l’art cinématographique demeure compliqué en ce qu’il est nécessaire, pour bien parvenir à ses fins, non seulement d’avoir des idées novatrices, mais encore de maîtriser autant que possible la technique filmique, de rassembler et diriger une communauté d’artisans sur un plateau de tournage, de faire face à divers facteurs impondérables et, dans certains cas, d’obtenir des subventions. On peut en déduire que tout film bien mené représente un petit miracle de synthèse ! Et c’est à plusieurs petits miracles de ce genre que j’ai voulu m’intéresser dans Philosopher à travers le cinéma québécois, où s’entremêlent la pratique cinématographique (synthèse d’une multitude d’arts) et la philosophie (qui est elle-même la synthèse d’une série d’opérations mentales et de contenus de pensée).
Comme vous l’avez noté, j’ai cosigné avec Olivier Ducharme un ouvrage de philosophie du cinéma intitulé Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault. Notre intention était de faire ressortir la portée philosophique de l’œuvre de Perrault, en montrant qu’elle anticipe, rejoint, complète, radicalise ou critique certaines idées philosophiques. Mes objectifs généraux furent semblables au moment de rédiger Philosopher à travers le cinéma québécois, bien qu’ils diffèrent dans leurs détails. D’une part, dans cet ouvrage, plus encore même que dans mon livre sur Perrault, j’ai souhaité à la fois éclairer la dimension philosophique des films et réfléchir à partir d’eux. J’ai donc tenté d’aller au plus près des œuvres filmiques par souci d’éviter des abus « surinterprétatifs », mais en même temps, afin de bien éclairer ces films et alimenter la réflexion autour d’eux, je n’ai pas hésité à mobiliser ou à créer un assez large appareil conceptuel.
D’autre part, alors que je m’intéressais au cinéma documentaire dans Une vie sans bon sens, c’est principalement sur le cinéma de fiction que je me penche dans mon récent livre. La question centrale en est: le cinéma peut-il encore aujourd’hui prétendre exprimer le réel lui-même? Si j’ai tenu à poser cette question, c’est qu’un immense nombre de théoriciens, de philosophes et de cinéastes ont eu tendance, ces dernières décennies, à suggérer que l’image filmique ne donne pas accès au réel lui-même. Parce que les données sensibles captées par la caméra sont médiatisées par les choix artistiques du filmeur, l’interprétation du spectateur et le contexte institutionnel où nous nous trouvons, il serait tout simplement naïf de prétendre que l’image donne à voir le réel. À l’inverse, j’ai défendu pour ma part l’hypothèse que le cinéma peut encore de nos jours prétendre parler du monde, dès lors que les médiations sont en continuité avec le réel. Autrement dit, même si le cinéma implique un ensemble d’agents médiateurs (choix artistiques et techniques, interprétation du spectateur, contexte institutionnel, etc.), ces agents ne sont pas forcément des écrans corrupteurs, puisqu’ils peuvent devenir des ponts qui nous en rapprochent – du moins lorsque la mise en scène est réussie. Une forme de médiation artistique s’avère dès lors capable de nous faire gagner en immédiateté. Défendre cette thèse me conduit à m’en prendre au « médiationisme », c’est-à-dire le pendant artistique du « corrélationisme » critiqué en philosophie par Quentin Meillassoux. D’après la définition que je me propose d’en donner: « Sont médiationistes les théoriciens et les artistes qui s’intéressent davantage aux médiations intervenant dans le réel qu’au réel lui-même, et qui présupposent que ces médiations ont un caractère forcément corrupteur les empêchant de donner accès au réel. » (p. 36)
Est-ce une particularité du cinéma québécois de se prêter ainsi à une interprétation philosophique? Pourrait-on faire le même exercice avec des films hollywoodiens, beaucoup plus commerciaux, ou des productions du Canada anglais?
Pierre-Alexandre Fradet: Je ne crois pas que ce soit une particularité du cinéma québécois de se prêter à une interprétation philosophique. Je pense qu’il serait tout à fait possible de relier la sphère philosophique aux productions que vous mentionnez. Les films issus du Canada anglais reçoivent rarement toute l’attention méritée. Quant aux films hollywoodiens, on en traite déjà en abondance, non seulement dans les médias grand public, mais dans la sphère philosophique elle-même où il est devenu assez courant (avec les abus que ceci peut quelquefois occasionner) de tracer des parallèles entre la culture populaire et la culture savante. Il y a de cela quelques décennies, avant plusieurs autres, le regretté Stanley Cavell s’était d’ailleurs lui-même risqué à faire dialoguer le cinéma hollywoodien et la philosophie. Et le résultat s’est avéré souvent inspirant, quoi qu’en ait dit Cavell lui-même. J’irai même plus loin : je crois qu’il est possible d’aborder la totalité des objets existants d’un point de vue philosophique (œuvres d’art, artéfacts, idées communes, objets naturels, etc.). C’est que tout objet est digne d’une interprétation philosophique, bien qu’il faille évidemment reconnaître que tous les objets ne possèdent pas les mêmes vertus ou le même potentiel propre.
Si je me suis tourné dans mon livre vers un objet en particulier, le renouveau du cinéma québécois, ce n’est pas par nationalisme. Je m’intéresse aux cinémas venus de partout. Dans des revues et des magazines, j’ai écrit par le passé et écris encore aujourd’hui sur des œuvres provenant d’horizons divers. Je ne crois pas que le cinéma québécois soit supérieur aux autres cinémas, mais je tiens à rappeler aussi, par mes modestes travaux, qu’il n’est pas du tout inférieur aux autres non plus. Les diverses productions filmiques se situent donc en somme sur un pied d’égalité. Et le renouveau du cinéma québécois comporte ses propres particularités qui m’ont semblé mériter une attention particulière, puisque, comme une bonne partie de cette mouvance, je m’intéresse moi-même à la question du réel et du sens commun.
Comme vous l’avez constaté en lisant mon livre: certaines sections offrent un petit panorama du cinéma québécois. Elles soulignent son grand attachement au quotidien et au réel, génial attachement qui entre en conflit avec l’objectif des théoriciens « médiationistes » de rappeler que tout film, loin d’être le reflet inchangé du réel, constitue le produit d’un ensemble de perspectives biaisées sur le monde. À côté du cinéma direct de Pierre Perrault et ses acolytes ou de la production du Candid Eye, qui cherchait à coller au monde lui-même, n’existe-t-il pas des œuvres de fiction qui, tout en ayant conscience des médiations impliquées dans l’expérience cinématographique, nous rapprochent avec succès du réel lui-même, entendu au sens extra subjectif du terme? J’ai répondu par l’affirmative à cette question dans mon ouvrage, en cherchant à expliquer comment la mise en scène des représentants du renouveau, au lieu de nous éloigner bêtement du monde, permet d’établir un singulier contact avec lui.
Vous mettez au sein d’un même mouvement des cinéastes aussi variés que Denis Côté, Stéphane Lafleur, Rafaël Ouellet, ou Xavier Dolan. Qu’est-ce qui réunit ces réalisateurs au sein d’une même mouvance selon vous?
Pierre-Alexandre Fradet: Vous faites bien d’employer le terme de « mouvance », me semble-t-il. C’est en tout cas ce terme que je privilégie en général moi-même. Car le renouveau du cinéma québécois n’est pas un « courant figé », que l’on pourrait définir à partir d’une liste exhaustive de conditions nécessaires et suffisantes. Il s’agit plutôt d’un groupe hétérogène de cinéastes qui partagent en toute liberté certains airs de famille. Dans Philosopher à travers le cinéma québécois, j’examine tout particulièrement les œuvres de Denis Côté, Xavier Dolan, Rafaël Ouellet, Stéphane Lafleur, Mathieu Denis, Simon Lavoie et Anne Émond. Ce livre est une version remaniée et écourtée d’une thèse doctorale de philosophie, où j’abordais également le travail de Sébastien Pilote, Grégory Chatonsky, Rodrigue Jean et le collectif Épopée. Il n’est pas exclu que je fasse éventuellement paraître ailleurs les réflexions que j’ai développées sur ces autres créateurs. Il serait également envisageable que j’ajoute à cette courte liste d’autres réalisateurs que j’aime bien, comme Philippe Lesage, Frédérick Pelletier, Myriam Verreault, Henry Bernadet, Chloé Robichaud, Maxime Giroux, Mélanie Carrier et Olivier Higgins, pour ne mentionner qu’eux. Mais afin d’éviter de trop allonger mon livre, et surtout parce que ce livre était destiné à porter sur le rapport entre le réel et le sens commun, des choix se sont imposés.
À présent, qu’est-ce qui relie entre eux les cinéastes du renouveau? C’est là une question délicate, puisqu’y répondre fait courir le risque de donner l’impression qu’on veut enfermer une légion de réalisateurs dans une prison conceptuelle. Dans Philosopher à travers le cinéma québécois, j’ai souhaité éviter aux cinéastes d’être condamnés à tout enfermement ; mais je ne me suis pas empêché de faire saillir certaines tendances qui marquent leurs œuvres, aussi mouvantes et variées qu’elles puissent être. Plus d’un commentateur refuse de reconnaître l’existence même du renouveau. On oublie alors peut-être que toute forme d’abstraction implique le recours aux concepts.
Et je crois quant à moi, de concert avec d’autres, que le refus d’établir des ponts entre cinéastes empêche de dégager, au sein de l’entreprise fondamentalement collective qu’est le septième art, un certain nombre de préoccupations marquantes, conscientes ou inconscientes, et qui se trouvent abordées de manières bien distinctes d’un auteur à un autre. Comme je l’évoque dès l’introduction du livre, on caractérise parfois le renouveau à l’aide de ces idées : lenteur des œuvres, décommercialisation du film, matériel de tournage assez souvent léger, économie du nombre de plans, intérêt pour les territoires désolés, omniprésence dans les festivals étrangers, désir de traiter de politique de biais plutôt que de front (p. 24)… Ces caractéristiques de valeur inégale donnent certes un aperçu de ce qu’est le renouveau, mais il faut se garder de croire qu’elles s’appliquent à tous les films. Au moins depuis Wittgenstein, nous savons tous qu’une définition ne permet pas d’embrasser par avance et avec exactitude toutes les réalités auxquelles elle peut s’appliquer. Toute définition n’est qu’un simple repère – un repère imparfait et partiel, mais un repère tout de même.
Aux divers traits évoqués ici et qui permettent de donner un petit aperçu du renouveau, je tiens à ajouter dans mon livre d’autres airs de famille: en particulier l’intérêt pour l’ordinaire et la quête d’un certain entre-deux. Ce concept d’ordinaire se trouve distingué du concept de quotidien par l’étroite relation qu’il entretient avec les idées de communauté, d’abstraction, de possibilité et d’absolu. Quant à la quête d’un entre-deux, c’est une ligne de force cinématographique qu’on doit entendre en un sens très ouvert. Chaque chapitre du livre s’attelle à faire comprendre cette idée du point de vue particulier qu’occupe tel ou tel cinéaste.
Pour le dire bien simplement: chez Denis Côté, on a affaire à des personnages ni marginaux ni conformistes (dans Carcasses notamment) et à une réalité ni entièrement construite par l’esprit humain ni entièrement indépendante de cet esprit (dans Bestiaire surtout); chez Stéphane Lafleur, l’ordinaire du banlieusard n’est ni tout à fait raillé ni tout à fait porté aux nues ; chez Rafaël Ouellet, l’ordinaire devient un champ paradoxal capable du meilleur comme du pire (dans Camion en particulier) ; chez Xavier Dolan, créer implique d’allier une certaine virginité artistique (celle du cinéaste) à une prise en considération de la culture classique (ce qui est assuré notamment par le bagage expérientiel de son équipe de tournage) ; chez Anne Émond, dans Nuit #1 en particulier, la quête d’expérimentation et d’intensité, sans être condamnée comme un péché, mène à l’essoufflement et à la désintensification de la vie, paradoxe qui en dit long sur notre époque parfois empreinte de lassitude ; et enfin, chez Mathieu Denis et Simon Lavoie, l’indignation tous azimuts et l’exigence d’autocritique ou de silence en viennent à faire corps comme des compléments nécessaires (dans Laurentie en particulier, mais aussi plus récemment dans Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, que je n’ai pu voir qu’au moment où mon livre était déjà avancé).
En termes philosophiques, que nous disent ces films du « renouveau » sur la société québécoise actuelle? S’inscrivent-ils dans un courant de pensée philosophique particulier?
Pierre-Alexandre Fradet: Je doute fortement que l’on puisse relier les films du renouveau, voire toute œuvre filmique, à un courant philosophique précis. Une chose est sûre en tout cas : il ne faut pas les réduire à un courant bien défini. Cela ne signifie cependant pas qu’il soit impossible de repérer, à l’intérieur de certains films, quelques centres d’intérêt communs ou quelques affinités particulières que partageraient certains philosophes. À force d’autonomiser l’art, on finit par l’isoler et interdire les rencontres avec le monde des idées, voire le monde tout court. Or mon pari a justement consisté à tracer divers parallèles entre le renouveau et des philosophes comme Bergson, Deleuze, Cavell, ainsi que des représentants du réalisme spéculatif (Quentin Meillassoux, Graham Harman et leur stimulant héritier, Tristan Garcia). Je m’efforce pour ma part de créer un dialogue entre leurs œuvres respectives, ce qui requiert d’effectuer des va-et-vient du cinéma à la philosophie et de la philosophie au cinéma – même si j’ai tenu à couper au sein même du livre, comme je l’indique dans les remerciements à la fin de l’ouvrage, l’essentiel de la partie philosophique qui apparaissait dans ma thèse.
Pour répondre à votre question sur la société québécoise, je me permettrai de commenter une phrase simple, mais éloquente. On dit souvent au Québec: « Pas de chicane dans ma cabane! » Ce slogan en exaspère plus d’un. Si cette formule implique l’obligation d’interdire tout débat d’entrée de jeu, elle est en effet malheureuse puisqu’elle freine le choc des idées. J’aime toutefois à croire que ce slogan peut être entendu en un autre sens. À travers cette phrase, me semble-t-il, on peut et on doit pour une part lire la volonté de demeurer solidaires, unis, comme si tout cheminement au Québec devait impliquer une mise en commun des forces. En d’autres termes, cette formule courante n’est pas forcément un appel à l’immobilisme: elle peut aussi vouloir dire que c’est ensemble, invariablement, qu’il faut progresser – la créativité n’impliquant dès lors plus la mise en évidence de figures de proue.
Sans doute aurez-vous remarqué que je ne fais pas référence comme telle à cette phrase dans mon livre. Mais je tiens à l’employer ici parce qu’elle a une utilité pédagogique : elle est révélatrice de l’un des buts de mon ouvrage et en même temps de l’un des fils conducteurs de certains films québécois, voire de l’une des valeurs fondamentales du Québec. Ce fil conducteur est le suivant: favoriser la créativité, sans faire en sorte que le mérite ne revienne qu’à un nombre limité de personnes ; inclure plutôt qu’exclure le grand nombre au sein de l’extraordinaire… Dans les Cahiers du Cinéma, Pierre Perrault a un jour lancé ces mots admirables: « Chacun sait qu’on peut mesurer une course au dixième de seconde. Il est déjà ridicule qu’un dixième de seconde fasse une telle différence entre un coureur et l’autre. Mais comment mesurer le temps d’un film? Autant de jurys, autant d’opinions. C’est la loterie. Et pourtant, ce jeu donne droit pour le gagnant à une infaillibilité temporaire qui écœurerait chacun de nous. » [1] Ce que dit Perrault du cinéma me semble être encore plus vrai de la société québécoise en général. Dans Philosopher à travers le cinéma québécois, cette idée transparaît ici et là. Elle est développée notamment lorsque j’aborde le traitement optimiste de la culture populaire et du parler populaire dans l’œuvre de Xavier Dolan, de même que lorsque j’examine la critique d’une certaine forme de marginalité dans l’œuvre de Denis Côté.
Pour tout dire, le mariage entre la créativité et la modestie, entre la pertinence et l’humilité, entre l’innovation et l’horizontalisme, me semble s’exprimer autant dans le cinéma québécois que dans les œuvres de philosophes du Québec. Il suffit de penser notamment à Charles Taylor et à Charles De Koninck, sur qui porte le cœur de mes actuelles recherches postdoctorales à l’Université de Montréal. De même, et je le mentionne parce que certaines anecdotes de vie sont parfois révélatrices, j’ai le bonheur d’enseigner la philosophie au Cégep de St-Laurent, où j’ai des collègues en or: lorsque je discute avec mes étudiants et étudiantes, je repère souvent dans leurs paroles un joli mariage entre la créativité et l’humilité. S’agirait-il d’un trait de la société québécoise ? Peut-être bien, même si on le rencontre aussi ailleurs sans nul doute.
Qu’est-ce qui différencie les cinéastes de ce « renouveau » et leurs œuvres des Pierre Perrault, Michel Brault, Bernard Émond, et autres réalisateurs québécois qui les ont précédés?
Pierre-Alexandre Fradet: Je crois avoir fourni certains éléments de réponse dans mes commentaires précédents. À titre complémentaire, je pourrais ajouter que les cinéastes du renouveau évoluent à une époque où le film tend à s’internationaliser et où les moyens de production se démocratisent – quand bien même il demeure difficile de réaliser des films de qualité. D’un point de vue proprement théorique, au contraire de documentaristes comme Pierre Perrault qui semblaient par moments oublier leur impact artistique sur le film créé, les cinéastes du renouveau ne peuvent plus ignorer l’existence de médiations en cinéma (choix artistiques et techniques, interprétation du spectateur, contexte institutionnel, etc.), puisque c’est devenu un lieu commun de mettre en évidence ces médiations. L’un des insignes mérites des cinéastes du renouveau consiste à révéler comment il demeure possible, malgré l’existence de médiations en art, de parler du monde lui-même, au lieu de générer de simples expériences autoréférentielles où le film renvoie à lui-même, au spectateur, aux choix artistiques… Quant aux œuvres de Bernard Émond, je pense que les films du renouveau s’en distinguent en ce qu’ils constituent des moteurs de réflexion plus ouverts, moins univoques, même si ces films ne s’éparpillent pas non plus dans l’équivocité pure.
Le but de votre livre est-il de permettre aux gens de voir Camion, Carcasses, Mommy, et les autres films que vous analysez sous un angle différent, ou de rendre accessible la pensée philosophique à travers un médium populaire?
Pierre-Alexandre Fradet: Le cinéma peut assurément revêtir un usage pédagogique, mais ce n’est pas la principale fonction que je lui assigne dans mon ouvrage. Pour moi, les films du renouveau construisent à leur façon des réflexions philosophiques, il importe de les éclairer et, lorsque cela s’avère pertinent, de les prolonger au moyen d’intuitions personnelles. À quoi peut bien servir un commentaire de films, si ce n’est guère pour permettre aux spectateurs de visionner et de comprendre ces films avec un regard neuf ? Si je considérais que mes modestes travaux n’ont aucune chance de modifier un tant soit peu notre rapport au cinéma, je ne les publierais pas.
Néanmoins, mon objectif n’est pas de recouvrir ou annuler l’expérience plus « immédiate » ou « naïve » que l’on peut faire des films. Il s’agit surtout de prolonger ou élargir notre regard. Aussi, il peut être bon de voir les films que j’analyse à la fois avant et après avoir lu mon livre. En fait, selon moi, le commentateur donne, tandis que le philosophe prend. Le commentateur donne puisque, lorsqu’il se livre à son commentaire, il doit faire abstraction de lui-même jusqu’à un certain point afin de rendre justice aux singularités des œuvres commentées ; il s’intéresse à des démarches qui ne sont pas les siennes. Pour ce qui est du philosophe, il prend puisqu’il s’approprie des thèses, il associe son nom à des positions, il retient des œuvres ce qui lui permet de les exprimer.
Suis-je commentateur ou philosophe ? Ce serait tomber dans le mensonge et la fausse modestie (donc le contraire même de l’humilité) que de dire que je porte uniquement le chapeau du commentateur dans mes travaux. Un peu à l’instar des œuvres du renouveau qui cultivent un certain entre-deux, je tiens à la fois à donner et à prendre : d’une part j’éclaire les œuvres filmiques elles-mêmes, parce qu’elles méritent une considération en raison de leurs qualités intrinsèques ; d’autre part, du moins par moments, je tiens à créer de mon propre chef des concepts philosophiques qui recoupent les films. Comme j’essaie de le montrer dans plusieurs analyses, les œuvres filmiques du renouveau développent à leur façon diverses idées philosophiques. Ainsi, et ce ne sont là que quelques exemples, Denis Côté me paraît conjuguer avec brio dans Carcasses trois intuitions à la base de philosophies bien distinctes, et dont on ne pouvait pas soupçonner jusque-là qu’elles étaient réconciliables par certains côtés (le réel en soi chez Deleuze et Bergson, le réel en soi chez Meillassoux et l’ordinaire). Par ailleurs, Rafaël Ouellet, au lieu de chérir le champ de l’ordinaire ainsi que le font plusieurs philosophes, adopte dans Camion un regard mi-optimiste mi-pessimiste sur ce thème, comme pour complexifier le rapport qu’on peut entretenir avec lui.
Les moments où je deviens plus « présent » dans mes commentaires se révèlent lorsque j’introduis, redéveloppe ou redéfinis certains concepts ou arguments. À titre d’exemple, je parle de « politesse révolutionnaire » pour désigner la capacité à éviter les confrontations permanentes et à établir un contact fructueux avec autrui et le monde (c’est expliqué dans la section sur Carcasses de Denis Côté) ; j’insiste sur le concept d’« ordinaire », qu’on ne doit pas confondre avec la notion de « quotidien » et qui ne s’articule en définitive ni à un simple primat du devenir ni à une complète indifférence au Même et à l’Autre ; je développe une critique de la « culture des images en mouvement », concept étroitement lié au constructivisme et à la constante quête de singularité (comme c’est indiqué dans la section sur le cinéma expérimental où je traite d’Endorphine d’André Turpin, de Bestiaire de Denis Côté et de l’œuvre d’Eduardo Menz) ; et enfin, je laisse entrevoir la thèse selon laquelle il faut tendre vers un équilibre entre l’antagonisme et l’irénisme (comme c’est mentionné dans la section sur Laurentie de Mathieu Denis et Simon Lavoie).
Fait à noter: cette quête d’équilibre, qui s’apparente à la recherche d’un certain entre-deux, n’équivaut aucunement à faire l’éloge d’un banal « juste milieu », ou pire encore de l’« extrême-centre ». La sorte d’équilibre que je promeus autorise un certain détour par les extrêmes, mais de façon occasionnelle, circonstancielle, éclectique. S’en tenir à vivre dans les extrêmes, ce serait affectionner tout sauf l’extrême lui-même : ce serait aspirer tout haut à critiquer l’assommante routine mais, paradoxalement, s’engluer tout bas dans une nouvelle routine, plus insidieuse. C’est ce que Tristan Garcia a bien expliqué dans son magnifique essai paru en 2016, La vie intense. Une obsession moderne. C’est aussi ce que donnait déjà à comprendre le chef-d’œuvre d’Anne Émond produit en 2011, Nuit #1. Et c’est du reste ce que ma compagne Julie Demers et moi-même avions commencé à explorer comme idée, il y a de cela quelques années, lorsque nous nous penchions sur la culture de l’extrême au cinéma [2]. Ici, il ne s’agit pas de condamner comme un vice rédhibitoire toute recherche d’intensité, de devenir, de véhémence (mantra de l’époque moderne), mais d’éclairer le phénomène et de noter l’erreur qu’on commet lorsque, aspirant à du toujours-nouveau et à du toujours-extrême, on scie subrepticement la branche sur laquelle on est assis.
NOTES
[1] Pierre Perrault, « Lettre de Montréal », Cahiers du Cinéma, no 194, octobre 1967, p. 59.
[2] Voir par exemple Julie Demers et Pierre-Alexandre Fradet, « Petit regard sur le sang serbe », Spirale, no 235, hiver 2011, p. 17-18; ibid., « La face pudique du cinéma de l’extrême. Premier versant: du “tout voir” au “tout saisir” », Pop-en-stock, hiver 2012, en ligne; ibid., « Second versant: quatre procédés pudiques du cinéma de l’extrême », Pop-en-stock, hiver 2012, en ligne: http://popenstock.ca/dossier/article/la-face-pudique-du-cinema-de-lextreme-second-versant-quatre-procedes-pudiques-du (consulté le 13 février 2019).
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