Il peut sembler facile de dire qu’un cinéaste a fait son film le plus accessible à ce jour, mais ce n’est définitivement pas le cas lorsqu’on parle de Yorgos Lanthimos. C’est encore plus jouissif de le voir confronter un public bien plus large à son univers pervers et tordu, public qu’il aura leurré avec la promesse d’un film d’époque soigné où s’opposent de fabuleuses actrices au firmament de leur talent. Un piège habile à l’image de la sournoiserie de ses personnages auxquelles les hyènes de son sublime The Favourite ne font décidément pas exception.
Les films d’époque ne sont pas toujours obligés de suivre les règles de l’art. Sofia Coppola l’a appris à ses dépens avec son déchirant, quoique mal-aimé, Marie Antoinette et Whit Stillman a fait tourner les têtes avec son désopilant Love & Friendship, qui donnait une nouvelle vie à l’œuvre de Jane Austen. Lanthimos, toutefois, voit décidément plus loin.
Oui, le film est admirablement bien foutu. Les décors sont magnifiques, le soin au détail est incroyable, les costumes sont sublimes.. Bref, tout y est pour les amateurs de films d’époque et de reconstitution soignée.
Il y a un peu de politique, beaucoup de potinage, une réflexion sur les classes sociales et un jeu de pouvoir fascinant lorsqu’une cousine éloignée s’invite à la cour de la reine, chamboulant tout le désordre établi pour y insuffler ses propres aspirations.
Prémisse classique et interchangeable, oui, mais le traitement et le scénario vont décidément ailleurs. Moins intéressé à la précision de l’histoire avec un grand « H » que le sort de ses personnages (on ne s’étale jamais trop longtemps sur les faits pour donner pratiquement des airs fictifs à l’ensemble, bien qu’on se soit inspirés de véritables événements), Lanthimos adapte son premier scénario qu’il n’a pas écrit avec un panache déstabilisant. Cela expliquerait peut-être qu’on retrouve son film le plus « vivant » jusqu’à présent, amenant une animosité délirante dans les dialogues et le sens incroyable de la répartie de l’ensemble, et délaissant sa monotonie singulière habituelle pour ramener à la surface ses plus grands tourments, tout comme son rapport unique entre l’homme et la bête.
Plus ou moins classique au départ, le temps d’installer les personnages et l’histoire, le film immisce ensuite lentement, mais sûrement, ses multiples perversions et les rouages troublants de son histoire, ramenant à l’avant la fascination malsaine du cinéaste pour la lutte de pouvoir, du contrôle et du bourreau face à l’humiliation de son opposant. Évoquant les noirceurs sinueuses de l’esprit humain et sa compétition féroce entre la lâcheté et l’audace, au-delà de bizarreries qui clochent dès le départ pour s’assurer de constamment déstabiliser, le film joue toujours plus avec notre esprit et s’assure de nous accompagner bien longtemps après son hypnotisante finale.
Il faut admettre, aussi, que de demander au brillant directeur photo Robbie Ryan, à qui l’ont doit Slow West et American Honey, d’ainsi venir s’amuser avec les focales et les prises de vue, était toute une décision qui s’avère immensément gagnante au final. Le tout donne un look singulier au film lui permettant de balayer l’espace avec le brio qu’on lui connaît, en plus de s’assurer de décontenancer de toutes les façons possibles.
Bien sûr, les acteurs se lancent avec un bonheur palpable dans une telle proposition, alors que le jeune Joe Alwyn continue de surprendre et que Nicholas Hoult aura rarement semblé aussi à l’aise, mais c’est certainement le trio principal qui en impose. La grande Olivia Colman est carrément démente et abasourdissante dans le rôle de la reine alors qu’à ses côtés, les délicieuses Emma Stone et Rachel Weisz se livrent un duel sans pitié qu’on savoure avec beaucoup, beaucoup, beaucoup de bonheur.
Le jeu nuancé, imprévisible, rythmé au quart de tour des comédiennes est en osmose avec les désirs du cinéaste et elle brille les unes après les autres, créant des flammèches avec leurs partenaires, jouissant de personnalités distinctes selon leurs aspirations singulières. Comme quoi bien que leur talent n’est décidément plus à prouver, elles continuent indubitablement d’épater par l’étendue apparemment sans fin de leurs capacités.
Mieux encore, The Favourite se savoure divinement, le spectateur se voyant noyé dans un capharnaüm unique, mais maladivement contrôlé, comme seul Lanthimos en a le secret. Rien n’est laissé au hasard, de la trame sonore rapidement et volontairement insistante, si ce n’est irritante, jusqu’aux joutes de dialogues truculentes qui défilent si vite si elles ne sont pas enterrées par tout le reste, que plusieurs visionnements s’imposent pour en apprécier chaque recoin.
Voilà une œuvre immense, forte et brillante qui ne laissera personne de glace et gâtera tous les cinéphiles les plus aventureux. Un bijou. Il y a aussi un duo de danse mémorable qui restera certainement dans les gros moments de cinéma de cette année.
9/10
The Favourite prend l’affiche en salles ce vendredi 14 décembre.