Le célèbre auteur de théâtre russe Anton Tchekov a droit à une transposition moderne, voire post-moderne de sa toute première pièce, Platonov, amour, haine et angles morts, sur les planches du Théâtre Prospero. Jamais monté du vivant de son créateur, l’oeuvre est ici reprise et mise en scène par nulle autre qu’Angela Konrad, dans une déclinaison quelque peu psychédélique.
Ah qu’il fait bon, souffrir du mal être en Russie! Tchekov semble bien le savoir, lui qui entame sa carrière théâtrale avec Platonov, amour, haine et angles morts, une pièce où l’on n’y va pas de main morte. Platonov, donc, est un petit enseignant de peu ou pas d’envergure, coincé dans un mariage sans amour. Heureusement, ou malheureusement, c’est selon, Platonov est aussi un séducteur né, un homme ravi de donner dans l’esbroufe, de provoquer un esclandre; bref, de tromper son ennui par tous les moyens, dusse-t-il faire éclater des mariages et plonger des gens dans la folie ou le désespoir.
Invité avec son épouse et son fils dans la villa bientôt vendue d’Anna, où se retrouvent également le fils et la bru de cette dernière, en plus d’une étudiante en chimie et d’une propriétaire terrienne. Tous sont sans le sou, ou presque, tous trompent leur ennui et leur folie naissante dans le stupre, l’alcool, ou encore la musique électronique trop forte.
Oui, il faut être de son temps, après tout, et c’est là où, à l’exception de quelques indications ou tournures de phrases, l’on constate que cette pièce, tel qu’adaptée par Angela Konrad, aurait pu se dérouler à la toute fin du 20e siècle, plutôt qu’au cours du 19e. Le régime des tsars n’est plus, mais dans la Russie de Vladimir Poutine, nul doute que pour certains, l’horizon socio-économique est toujours autant bouché.
Sur scène se donne d’abord Platonov, joué par un Renaud Lacelle-Bourdon particulièrement à l’aise, occupant presque tout l’espace scénique, voguant entre crises et discours allumés.
On retrouve également Anna, interprétée par Violette Chauveau, qui souhaite, à l’instar de presque tous les autres personnages féminins de l’oeuvre, s’approprier une partie de Platonov. Est-ce parce qu’il représente une porte de sortie de cette existence misérable? Est-ce que parce qu’il alimente les réflexes autodestructeurs du groupe? Nul ne le sait, mais personne n’en sort indemne.
Notons, également, la performance étonnante d’Olivier Turcotte, jouant ici un mari pleurnichard et faible dont l’adultère de son épouse – avec Platonov, bien sûr – provoquera chez lui une transformation qui surviendra malheureusement trop tard.
Enfin, en épouse éplorée de Platonov, Debbie Lynch-White exploite bien son talent théâtral pour jouer une conjointe franchement plus futée qu’elle ne le fait croire.
Tout cela est bien beau, et le public vogue joyeusement vers l’autodestruction en compagnie des interprètes dont l’esprit se délite peu à peu sur les planches dénudées du Prospero. On ne sait que penser, cependant, de cette modernisation à outrance exécutée par la metteure en scène. De cette musique électronique tonitruante qui engloutit trop souvent tout sur son passage, de cette impression de discontinuité entre le sérieux des sujets abordés et cette tendance à s’adonner au cabotinage que l’on retrouve chez trop de personnages. Après tout, gesticuler et multiplier les sparages n’équivaut pas à des didascalies mûrement réfléchies.
À cela, on pourra répondre, avec raison, que toute adaptation entraîne habituellement une transformation, et que le côté physique de la folie et du désespoir ont tout autant leur place dans Platonov, amour, haine et angles morts.
Faut-il donc se précipiter au Prospero pour acheter ses billets? Oui… Et non. Il y a définitivement quelque chose qui ne colle pas dans cette version adaptée de l’oeuvre de Tchekov. Rien de si terrible qu’il faille tenter d’oublier notre soirée, mais on ressortira malgré tout de la salle en proie à une certaine perplexité, sentiment qui ne nous quittera qu’après quelques jours.
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