Au tournant du millénaire, les grands décideurs économiques et politiques ont présenté la mondialisation comme un phénomène naturel, inévitable et irrésistible. Le professeur de sociologie, Alain Bihr remet en question cette nouvelle écriture de l’histoire dans le Monde diplomatique de septembre, alors que le professeur d’histoire, Jackson Lears revisite la contre-culture dans le New York Review of Books du 27 septembre.
En réponse à la crise structurelle du capitalisme à partir des années 1970, des politiques néolibérales ont été mises en œuvre. Au sein du monde académique aux États-Unis, une nouvelle manière d’envisager et d’écrire l’histoire de l’humanité est apparue dans les années 1980. À l’échelle du monde et toujours écrite au présent, cette histoire considère que d’autres continents plus avancés que l’Europe seraient le véritable moteur de la mondialisation. Le professeur Bihr met en garde contre des illusions rétrospectives au point de dater la mondialisation à l’aube de l’humanité, à partir des migrations d’Homo sapiens.
À la fin du Moyen Âge, sur la base du féodalisme et de sa subversion par la formation des rapports capitalistes de production, l’expansion commerciale et coloniale se poursuit durant tous les temps modernes. Jusqu’à ce que l’expansion des navigateurs, marchands et conquistadors se produise, l’humanité n’avait jamais rien connu de pareil. Pour le professeur Bihr, la façon dont la mondialisation a été abordée n’est pas acceptable puisqu’elle tient pour acquis qu’il n’y a eu qu’une seule et même voie de développement sur laquelle sont censées progresser les sociétés humaines.
À l’idée que l’Europe n’était qu’en avance sur la voie unique du progrès, l’hypothèse retenue est que l’originalité historique du vieux continent est d’avoir servi de berceau du capital, conformément à la philosophie de Karl Marx. Du rapport social de production, impliquant l’accumulation du capital-argent et l’expropriation des producteurs, à la libération des forces de travail et des moyens de production pour en faire des marchandises appropriables. Ainsi, ce procès de production va élargir sa sphère de valorisation, c’est-à-dire que son système va devenir exponentiel et s’étendre sur le globe.
L’histoire mondiale déloge l’Europe en tant que moteur, mais le rapport capitaliste de production s’est parachevé dans le même mouvement qui donnait à l’Europe les moyens de sa domination mondiale, conclut le professeur.
Technostructure
À la lumière d’une dizaine d’essais sur le pivot de l’année 1968 aux États-Unis, le professeur Lears soutient que le caractère religieux du radicalisme américain, sous l’ère du Verseau, diffère des revendications anticléricales des Européens. Si des prêtres, des rabbins et des pasteurs prenaient part à la lutte pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, les hippies n’avaient jamais entendu parler du philosophe René Descartes et entamaient un retour à la terre afin de vivre en harmonie avec la nature, dans la même veine que le philosophe Henry David Thoreau.
L’idée d’une technostructure corporative, un amas de techniques de gestion sans âme ni vision d’avenir, réduisant le quotidien des citoyens au mode de vie d’un hamster dans une cage, était la cible des militants de la contreculture. Cette conception était en accord avec la tradition protestante étant donné que cet ensemble d’institutions qui composent la technostructure obstrue une relation directe avec le divin. Par une opposition ferme contre les armes nucléaires par exemple, cette critique de la technocratie avait une conséquence politique immédiate rendant tout discours ou statistique en faveur de la destruction massive obsolète.
Le professeur Lears souligne que le pasteur Martin Luther King n’était pas un idéaliste pathétique, mais plutôt qu’il avait un excellent flair pour comprendre comment on gaspillait les ressources à des fins impériales. Les opérations militaires à l’étranger soutenaient une pauvreté persistante au pays, touchant majoritairement les citoyens noirs. Ainsi, sa croisade pour les droits civiques était naturellement liée au mouvement contre la guerre.
Tito et Castro
En parallèle de la colonisation, le concept d’État moderne comportant un territoire, un peuple et un gouvernement a pris forme dans une Europe désormais composées de communautés souveraines, de la parution du traité politique Le Prince de Machiavel en 1513 à la tenue du Congrès de Vienne de 1814-1815 en passant par la Paix de Westphalie de 1648, explique le philologue danois Mogens H. Hansen dans son étude comparative Polis et Cité-État parus en 2001.
Dans le contexte technocratique de la guerre froide, le président de la Yougoslavie, Josip Broz Tito engagé en faveur de la décolonisation a joué sur les tensions entre les deux blocs, abattant alternativement les cartes du rapprochement avec l’Occident ou avec l’Union soviétique. Alors que le dirigeant cubain, Fidel Castro a été contraint par le pacte de non-agression des superpuissances. Ainsi, Che Guevara a été détourné de son projet de lutter contre l’impérialisme des États-Unis en Amérique latine.
Pour le philologue danois, le nombre de vraies démocraties n’a pas augmenté de façon spectaculaire depuis 1980, date à laquelle leur nombre était fixé à 51. L’inclusion d’un élément normatif libéral, que les États doivent être gouvernés démocratiquement pour être un véritable État, s’est révélée être une arme dangereuse entre les mains des grandes puissances européennes à l’instar du christianisme au 19e siècle. Sans cette exigence, la description de l’État ne serait qu’empirique.
Sous le couvert d’un choix entre deux ou plusieurs partis politiques, l’élection consiste à rétablir la représentation transparente ou à maintenir l’ascendance d’un ordre supranational. Au Canada et au Québec, le refus des partis libéraux de réformer le mode de scrutin afin que chaque vote compte pour une voix révèle cette démocratie à deux vitesses, à l’échelle du citoyen.
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