Quel corps pour le futur? C’est la question que pose Isabelle Van Grimde avec Eve 2050, une œuvre en trois volets, sorte de triptyque interactif et évolutif. Retour sur la deuxième partie de ce volet qui nous projette dans un autre monde, un futur à la fois distant et rapproché.
Eve 2050, l’installation immersive et interactive présentée en première mondiale par l’Agora de la Danse à Wilder du 19 au 22 septembre, créée et produite par Van Grimde Corps secrets, avait d’abord débuté en tant que web-série (qu’il est possible de visionner en ligne). Une œuvre scénique prévue pour 2019 viendra clore ce triptyque. La performance qui s’est déroulée entre les murs de l’Édifice Wilder durait 30 minutes et par la suite, les participants étaient amenés à déambuler à leur guise dans la salle durant environ 15 minutes. Par ailleurs, les vidéos de la série web étaient également projetées à l’extérieur sur une façade du Quartier des spectacles à la sortie de la salle.
Une installation multidisciplinaire et multi interprètes
Habituée d’intégrer un volet numérique dans ses compositions (Le corps en question(s) [2012] et Corps secret, corps public [FTA 2016]), Isabelle Van Grimde allie la danse contemporaine et l’art numérique dans Eve 2050. La danse contemporaine exécutée de manière « classique » est complètement évacuée de cette performance. Dans une salle où le spectateur peut déambuler plutôt librement, des scénarios inspirés de la web-série sont projetés sur trois panneaux translucides. Grâce à des dispositifs infrarouges, les interprètes et les spectateurs déclenchent des éléments visuels ou sonores lorsqu’ils se meuvent devant ces panneaux.
Réflexion d’un autre soi, projections simultanées, ces immenses tableaux diaphanes font office de miroirs qui n’en sont pas vraiment, donnant à voir des formes humaines qui se transforment. Des sculptures de Marilene Olivier leur font écho dans la salle : il s’agit de lamelles avec des silhouettes découpées, tels des corps humains séquencés, prêts à être disséqués.
Un écran est également placé au sol et dès le départ on y distingue une interprète allongée dont le corps est ponctué d’un faisceau lumineux, processus rappelant étrangement une table d’opération ou d’autopsie.
En tout, ce sont six danseurs (Sophie Breton, Félix Cossette, Chi Long, Justin de Luna, Marine Rixhon, Gabrielle Roy) qui s’exécutent à travers la salle, drapés de pâle, portant pour certains des coiffes avant-gardistes. Et les spectateurs ? Ils sont en quelque sorte des interprètes, eux aussi.
Une expérience futuriste
Eve 2050 représente avant tout une expérience avec un grand E. Dans sa manière de s’engager presque intimement avec le spectateur, cette œuvre interactive propose des parcours inédits pour chacun des participants. Tout l’espace est partagé avec le public qui perçoit de façon différente le spectacle selon son point de vue dans la salle et s’il choisit de demeurer debout ou de prendre place au sol. Ainsi, des expériences variées et variables lui sont offertes et la trame narrative ne s’inscrit pas dans la fixité d’un spectacle donné à voir sur une scène surélevée.
À la fois sensuel et robotique, cet amalgame entre l’affect et la raison se rapproche de la science-fiction. Est-ce une utopie, un univers dystopique, un vaisseau spatial, un rêve éveillé ?
Tout est mis en œuvre pour que le spectateur se questionne sur le temps et le lieu où il atterrit subitement dans cet espace carré, sombre, et hypnotisant. La trame sonore est ponctuée de sons naturels (des bruits d’eau, notamment) et synthétiques, les gestes des danseurs s’avèrent précis, calculés, mais relevant souvent du rituel, d’une forme de transe. Les corps ondulent à la fois dans la réalité, à proximité du public, et dans la fiction, projetés sur les écrans.
Derrière l’art: la science
Si de prime abord, le spectateur a la sensation qu’une certaine froideur scientifique prend la performance d’assaut, l’interaction mécanique paraît graduellement de plus en plus organique. De plus, la densité de la recherche effectuée pour la création de cette œuvre immersive est tangible.
En effet, la conception de cette œuvre a requis de nombreuses années d’étude et autant d’entrevues réalisées avec des scientifiques de tous horizons, ainsi que divers spécialistes du corps humain et de l’intelligence artificielle. On ne s’attendait pas à moins de la part d’Isabelle Van Grimde.
Et puis, quel corps pour le futur?
Eve 2050 propose un univers poétique et ambivalent. À travers la pureté et la complexité, la dichotomie du bon et du mauvais, la part de l’ange et du diable, on sent que finalement, le corps futur ne s’éloigne pas tant du corps présent. Cette installation dynamique présente une remise en question des corps et des échanges humains. Et dans cette humanité futuriste, mais pas si lointaine, est-ce que la technologie pourra nous rassembler autant qu’elle nous divise parfois ?
« Eve » représente à la fois l’homme, la femme, l’être bigenre, transgenre ou sans véritable genre, le corps humain ou une forme d’hybride technologique. Un être changeant, sensible, qui entre en relation avec les autres tout en maintenant ses distances.
Le deuxième volet du triptyque pique très certainement la curiosité et c’est avec impatience que le public attendra le 3e volet.
2 commentaires
Pingback: L’Amant de Lady Chatterley, un triomphe des temps modernes
Pingback: De la glorieuse fragilité, ou la tentative forcée de faire parler la danse