L’art de la chute prend place autour des événements du 15 septembre 2008, que le monde économique célébrera cette semaine. Vous ne connaissez pas l’histoire de la faillite de Lehman Brothers? Peu importe, toute l’équipe de Nuage en Pantalon vous guidera dans les dédales de la pensée des « traders » de Wall Street.
En septembre 2008, Alice, une artiste contemporaine québécoise, est en résidence de création à Londres. Ce qu’elle pressent comme étant sa dernière chance de sauver sa carrière se cristallise au moment où elle rejoint une amie, Amanda. Cette dernière perd son emploi le jour même dans la banque qui vient de s’écrouler (métaphoriquement), au profit d’une poignée d’investisseurs. La pièce prend son envol au moment où les deux amies décident de se rendre à l’encan mythique de Damian Hirst, artiste contemporain en vogue, parce qu’acheté par les mieux nantis de ce monde. Durant cette soirée, Alice rencontre un riche trader, Gregory Monroe, et s’ensuit une tragique leçon sur la valeur de l’art, des choses et des relations.
Le marchandage de l’art, la réflexion sur sa valeur intrinsèque suffirait déjà à exciter les opinions du public. En mettant en exergue le monde financier et ses racines dans l’art, dans la pièce comme dans l’œuvre de celle qu’elle met en scène, on touche à la valeur quantitative de toute chose. À celle donnée par l’argent, par nous aussi. On y pressent tout de même que le jeu de l’investissement est joué par des humains, que l’instinct et la créativité sont les outils des acteurs de ce marché international, plus grand que les individus qui le composent.
En mêlant les faits réels et fictifs, mais aussi en multipliant les apartés au public, cette fable moderne nous oblige à poser les yeux sur une réalité parfois amère à questionner: en-dehors de sa valeur pécuniaire, l’art existe-t-il vraiment?
Composée à près de 10 têtes, L’art de la chute utilise sans doute autant de procédés scéniques afin de nous donner accès aux connaissances nécessaires, mais aussi de nous raconter cette fiction-documentaire de plus que deux heures: musique, caméras, apartés sont de la partie.
Cette écriture polyphonique demandait assurément une grande humilité, afin que la cohérence persiste à travers les différentes scènes et exigences de l’histoire à raconter. C’est une mission accomplie!
L’art de la chute n’est pas une leçon froide sur la bourse et sur les cordes qu’elle tire malicieusement dans nos vies. On a accès à une vulgarisation particulièrement efficace et imagée des rouages de Wall Street, et on a l’impression de connaitre cet univers un peu mieux, au sortir de La Licorne. Mais la force de la pièce, c’est de ramener les concepts de pouvoir, de liberté d’expression et de bonheur à mesure d’Homme. Si la pensée de rébellion et la terreur nous traversent parfois, si nos cœurs de David veulent monter au front contre Goliath, on s’attache avec égale tendresse aux différents personnages, à leurs travers et à leurs combats.
La trame narrative rythmée, les flamboyantes métamorphoses des acteurs, tout participe à nous maintenir en suspens. C’est effectivement une mise en scène de haute voltige, mais qu’on reçoit avec tout le plaisir de l’équipe à y courir, à y multiplier les interventions, accents et costumes. C’est le travail de mise en scène et de direction d’acteurs de Jean-Philippe Joubert qui est à saluer, au moins autant que celui des cinq interprètes qui jouent avec finesse et énergie. La performance des acteurs.trices est sans faille.
L’art de la chute, succès depuis sa création au printemps 2017, sera présentée à La Licorne jusqu’au 28 septembre, avant de partir en tournée. L’intelligence du propos, la qualité de l’interprétation dans une mise en scène haute en couleur, tout cela sert une histoire bouleversante. Allez-y voir, entendre, frissonner: ça vaut le coup.