Lamelles, présentée à l’Usine C, est sensible, sensuelle, beaucoup plus que ce que la réflexion du metteur en scène sur sa création ne pourrait d’abord le laisser croire. Car, si ce sont des écrits théoriques et le désir de confronter le corps des performeurs à un dispositif potentiellement restreignant qui forment la genèse du projet, le résultat est tel qu’on est entièrement et physiquement absorbés par le mince espace de vie dont les possibles se déploient sous nos yeux.
Le dispositif scénique de Cédric Delorme Bouchard est constitué de « seulement » vingt-six projecteurs, qui créent un mur de lumière où les sept performeurs vont se découper, se révéler et, finalement, qu’ils vont traverser.
On sait que le cerveau humain a des lunettes sociales, de sorte qu’il cherche des relations dans l’objet le plus formel. Seulement, le public de Lamelles est généralement libéré de cette recherche, par une succession de ressentis et d’impressions constituant la trame du spectacle, en dehors de toute narration fictive.
Bien que le metteur en scène provienne surtout du milieu théâtral où il signé une grande quantité de conception en lumières, la structure en tableaux emprunte à la danse et à la performance visuelle une liberté dans l’écriture. La cohésion se fait tout naturellement dans l’œil qui reçoit l’œuvre. L’étrangeté des corps découpés est obsédante, des têtes mi- vives sans troncs, de tout ce qui, dans l’ombre doit se déployer pour qu’un segment d’histoire nous apparaisse, hors du temps… Ces moments lents et glauques, puis doux et beaux, tout cela maintient notre attention durant la courte heure de représentation.
Il faut saluer les compositions musicales et sonores de Simon Gauthier, qui texturent l’expérience du public, ce qui participe de manière essentielle à l’immersion sensorielle que Lamelles nous fait vivre. Musique électronique et sons nocturnes de la nature, que le jeu des ventilateurs souligne habilement en enrichissant notre expérience par la stimulation d’un sens de plus. De l’entrée du public au noir final, aucun silence, sinon des moments paisibles ponctués de bruits de la nature ou de pluie. En réponse à la chair qui devient corps par morceaux, dans l’espace éclairé de 24 pieds par 6 pouces, c’est l’ambiance sonore qui nous accule au pied de ce mur de lumière. On sent le travail en commun du metteur en scène et du concepteur sonore, que la trame originale a été composée pour l’œuvre de Delorme Bouchard et ne fait pas que s’y superposer, mais la nourrit réellement.
Pour contrer l’humilité qu’appelle ce travail dans l’obscurité, il faut aussi souligner l’apport des performeurs et créateurs (Laurence Castonguay-Emery, Mélanie Chouinard, Jennyfer Desbiens, Danielle Lecourtois, Myriam Foisy, Emmanuel Robichaud et Alexis Trépanier). Ceux-ci sont issus tant des milieux du théâtre, du mime et de la danse. L’un des choix du metteur en scène aura été celui de ces corps qu’il donne à ausculter… Choix qui, s’il est esthétique et nous empêche de nous égarer en comparaisons, nous épargne malheureusement une trop grande diversité.
Durant la conversation, après le spectacle, les créateurs de Lamelles parlent avec plaisir de toutes les images que les improvisations ont créées et qui n’auront pas été conservées dans la version finale de la pièce. Les heures d’exploration ayant fourni quantité d’images non exploitées, on sent la rigueur des choix au service des trois actes, bien définis. L’objet est avant tout le résultat d’un mémoire de maîtrise, ce qui justifie cette rigueur, sans la rendre moins impressionnante. Les trois moments sont clairs et ont une fonction révélatrice du dispositif, mais aussi des questions de seuil et de limite si chères au metteur en scène. D’abord, la lamelle du microscope, qui nous permet d’apprécier les corps tranchés par la lumière basse et chaude. Puis, les humains, entiers, nus et en interaction avec la présence du mur. La rencontre entre les corps et la lumière comme étant deux entités. Le seuil devient plus large, les limites plus poreuses, alors qu’on devine l’approche des corps nus et blancs dans l’obscurité, qui ne nous les révélait pas précédemment. Finalement, par un jeu de ventilation et de fumée, le mur devient un écran, une toile où les tourbillons nous donnent l’impression que le mur est tout à coup un objet opaque, consistant. C’est ce mur que traversent finalement les acteurs, vêtus, un peu moins anonymes, pour rejoindre le public.
Lamelles est une proposition franche et efficace, qui ouvre la voie de la mise en scène à Delorme Bouchard, d’abord formé comme concepteur. Si vous n’avez pas réussi à vous procurer des billets pour la petite salle de l’Usine C, cette semaine, sachez que plusieurs nouveaux projets l’attendent. Vous aurez assurément l’occasion d’apprécier le travail de ce jeune artiste, dans un futur proche.
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Autre angle : https://www.pieuvre.ca/2017/03/20/la-scenographie-qui-transforme-les-murs-en-pivot/