Programme double qui explore les confins du vécu humain, Poussière & Fumée réunit deux œuvres performatives qui osent s’approprier autrement l’art de la danse et de l’exécution scénique.
La première performance, intitulée Dans l’idée de ne plus être ici, est un projet d’Hugo Dalphond. Cette œuvre inusitée ne possède pas réellement de similitude avec tout ce qui a pu être présenté entre les murs d’un lieu consacré principalement à la danse contemporaine.
Les spectateurs sont invités à entrer dans une salle baignée d’une épaisse fumée et dans laquelle de multiples projecteurs passent par toutes les couleurs du spectre lumineux. À travers ce que Dalphond qualifie de « longues et profondes vibrations sonores », les spectateurs sont amenés à se déplacer à leur gré, n’apercevant que les visages et les corps qui sont à quelques centimètres d’eux. Tout le reste est en suspens dans cette mise en scène vaporeuse. Dans la fumée dense qui les entoure, les participants croisent six performeurs et performeuses sans trop le savoir. Public, interprètes: dans ce brouillard construit de main de l’homme, toutes les barrières sont estompées.
Voulue comme une prise de conscience du corps et d’une présence tantôt cachée, tantôt dévoilée, Dans l’idée de ne plus être ici joue sur le phénomène d’apparition et de disparition. Dans cet épais brouillard éclairé de couleurs vives, le spectateur arpente une salle sans trop savoir vers quoi ou vers qui il se dirige. Tel un rêve éveillé, on perçoit des bribes de discussion, parfois un chant, rarement des silhouettes, mais on devine les parfums des autres lorsqu’ils s’approchent de nous.
Puis, en milieu de performance, les couleurs s’estompent pour faire place à des jeux de lumière qui passent du noir au blanc. Peu à peu, des performeurs sont éclairés, mais toujours difficiles à discerner dans la fumée. Ils exécutent ce qui ressemble à un rituel ancien. Agenouillés devant un petit récipient, les interprètes s’enduisent les avant-bras d’une matière blanche qui s’apparente à de la craie. Certains exécutent une gestuelle rappelant une transe ou une danse traditionnelle ancestrale.
Projet interdisciplinaire qui mise sur une certaine forme de dualité, Dans l’idée de ne plus être ici provoque à la fois des insécurités et des envies de rêves, le souhait d’être près et loin des autres, la lutte interne entre l’appartenance à un tout et le besoin d’être seul.
Étouffante pour certains, symbolique pour d’autres, Dans l’idée de ne plus être ici engage activement le public à rompre avec les perceptions habituelles offertes lors des spectacles de danse et de théâtre. Dans ce cas-ci, chaque représentation sera sans doute différente des autres de par l’immersion des spectateurs, portés par le hasard et l’intuition.
Et l’être humain redevint poussière
Quant à Carcasse, présentée en deuxième partie du programme double Poussière & Fumée, il s’agit encore une fois d’une performance relativement hors norme. Mise sur pied par Castel Blast, un collectif multidisciplinaire, la performance est interprétée par deux femmes et trois hommes. Ici, pas de sensation d’étouffement au premier degré. La suffocation se ressent plutôt au second degré, puisque le public a l’impression d’assister à un scénario post-apocalyptique.
La scène consiste en un carré pelucheux qui ressemble à un immense tapis de poussière grise, de matières en décomposition, sur lequel les cinq interprètes chorégraphient une danse troublante. Les spectateurs peuvent choisir de s’asseoir, de déambuler ou demeurer debout tout autour de ce carré de débris. Selon l’endroit où la personne se trouvera, son expérience différera quelque peu.
« On ne sait pas si c’est la fin ou le début du monde », préviennent les artistes. On se croirait dans un univers dystopique où bien peu de choses sont demeurées intactes, pas même l’équilibre psychique des cinq personnages. Les protagonistes se meuvent lentement, leurs corps paraissant parfois complètement possédés. La trame sonore aux accents industriels et dantesques amplifie le sentiment d’angoisse globale.
De temps en temps, on discerne un rictus chez l’un ou l’autre des artistes, mais le plus souvent, ils ont la mine basse. Les interprètes ne donnent pas l’impression qu’une issue est possible. Sont-ils déjà devenus des carcasses, rampant, se traînant difficilement d’un coin à l’autre du carré gris ?
Et que conclure de la présence d’un téléphone intelligent muni d’un « selfie stick » tenu à bout de bras par quelques-uns des interprètes? Est-ce un clin d’œil à la fin d’une civilisation tournée vers elle-même? Une étude sur le regard, celui porté par les spectateurs, les performeurs hagards ou celui des entités qui, peut-être, visualisent la scène apocalyptique de l’autre côté de l’écran?
Dans leur processus de création, Castel Blast affirme s’être inspiré du choc créé par les attentats du 13 novembre 2015 qui ont secoué la ville de Paris et, par extension, le reste du monde. Malgré le côté glauque de l’œuvre, ils avaient le désir de représenter « l’ultime nécessité d’être ensemble, d’être humain ». En effet, l’affect, les traumatismes, l’urgence de développer une forme d’ouverture à l’autre transcendent cette performance où sont jumelés des danseurs et des acteurs.
En passant d’une exploration sensorielle éthérée et pratiquement spirituelle à une mise en scène étouffante et plongée au cœur d’une apocalypse pas si lointaine, ce programme double fera vivre aux spectateurs des émotions diverses et des questionnements nécessaires.
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