Trente ans. Nous aimons bien entendre qu’il s’agit du nouveau vingt ans, mais une panique chronique s’empare tout de même de chaque personne qui franchit ce cap. D’autant plus que peu sont les élus qui vivent une existence à La bohème de Charles Aznavour, épuisés, mais ravis, en posant nus et en échangeant des toiles contre un bon repas chaud. Une angoisse qui grandit, un stress qui envahit et l’envie soudaine de s’enfermer dans quelques pieds carrés.
C’est de cela qu’il est question dans Chienne(s), la nouvelle création de Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. La prise de parole est féminine, féministe, moderne ; une lumière sur la vérité des troubles anxieux vécus par une femme qui voit s’effondrer le théâtre de sa vie. Après tout, la chanson se termine en disant que cela ne veut plus rien dire du tout.
L’anxiété, le stress, la dépression; des maladies mentales qui s’accompagnent toujours d’un lot de préjugés et de fausses assomptions. Chienne(s) dresse un portrait sociétaire de ces troubles et prouve qu’il est possible que l’art soit lumière lorsqu’un individu est plongé dans la noirceur. L’art fait jaillir l’espoir du chœur des pensées fuyantes. C’est lors d’une recherche sur les troubles anxieux, amorcée il y a quatre ans en collaboration avec le Centre d’études sur le stress humain à Montréal, que les auteures ont développé cette histoire sur la genèse de la peur. Dans les faits, à quoi cela ressemble-t-il sur une scène de théâtre?
La petite salle du Théâtre d’Aujourd’hui a été aménagée de manière à ce que la scène forme un losange, dont deux côtés sont les murs de la façade et les deux autres, les rangées de spectateurs. Cette disposition scénique apporte une impression supplémentaire d’étouffement au personnage principal, comme si les murs de son appartement se refermaient sur elle. Quelques objets de plâtre ornent le sol et se font fracasser sur scène ; des souvenirs brisés, des pensées fracassées. Belle image qui montre que même lorsqu’on tente de réparer quelque chose qui a été cassé, les morceaux ne pourront jamais s’emboîter parfaitement comme auparavant.
Par contre, quelques choix de mise en scène manquent de justification ou s’associent trop à des technicités scéniques. La scène d’ouverture, par exemple, n’apporte pas d’éléments supplémentaires à la représentation et donne l’impression de n’être qu’un prétexte à la mise en place de la scénographie. Cette scène sert de prétexte à la présentation du chœur, mais aurait pu être apporté de manière plus efficace ou originale. Il en va de même pour les moments à la lampe de poche, qui eux, ne servent que de lien entre les scènes. Lorsque le public peut suivre la ligne de pensée du metteur en scène, cela a pour conséquence de le sortir momentanément de la fiction qui lui est présentée.
Les acteurs sont les vrais héros de ce spectacle. Que ce soit la touchante peinture du père par Richard Fréchette, l’apitoyant personnage d’Alexandre Bergeron, la dureté maternelle de Louise Cardinal, l’excentricité naturelle de Larissa Corriveau ou la voix enveloppante de Nathalie Doummar. Ils tournent autour du personnage principal comme des vautours qui chassent leur proie. Marie-Claude St-Laurent rend un portrait saisissant de l’anxiété et de ses ravages, autant sur elle-même que sur son entourage. Les répercussions s’affichent autant sur son corps, sa gestuelle, que dans sa manière de parler. Sa fragilité est désemparant et le reflex de la prendre dans nos bras est difficile à combattre.
Chienne(s) aborde plusieurs d’enjeux: les abus de l’industrie pharmaceutique et son amour du profit, au détriment de la santé des gens, l’existence de l’art en tant qu’arme politique versus œuvre thérapeutique, le stigma encore associé à la crise de panique, la peur systémique d’une société en perte de liberté individuelle. La dénonciation de ces thèmes à travers une analyse féministe donne son unicité à la pièce. Tant d’idées préconçues sont associées à ces maux de notre siècle, qui sont pourtant si répandus. Un mal d’être n’est pas seulement causé par un traumatisme profond, mais peut venir d’une vie que l’on considère comme simple et sans remous. Cette peur de n’avoir rien accompli qui nous taillade le corps, le cœur et l’âme. Cette petite boule de déception qui grandit tranquillement au fond de nous, comme un cancer. Cette dépression qui se cache derrière un sourire forcé. Cette pièce montre qu’il est autorisé de s’arrêter un peu pour panser ses blessures. Pour se guérir tranquillement, il faut laisser une chance à l’espoir de nous surprendre. S’il est possible à la bohème d’oublier l’hiver, peut-être pouvons-nous oublier cette chienne qui nous écorche. Après tout, des lilas, ça repousse.
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