À quoi sert d’avoir des experts si, grâce à Google, on peut tous être un expert en quelques minutes? Un expert, après tout, n’est-il rien de plus qu’un membre de l’establishment qui protège son statut social — et qui, de surcroît, se trompe tout le temps?
« L’ignorance est devenue une vertu », se plaint Tom Nichols, auteur du livre The Death of Expertise. Plus précisément, poursuit-il, le problème n’est pas que nous ignorions des choses. C’est que nous en soyons fiers. « Rejeter l’avis des experts, c’est affirmer son autonomie ». Un phénomène qu’il juge nouveau dans la culture nord-américaine: la montée en puissance d’une « hostilité avouée » envers l’expertise, « le remplacement agressif de la vision des experts par l’insistance que toutes les opinions sur tous les sujets sont tout aussi valables ».
« Les gens ne font pas juste croire en des choses stupides; ils résistent activement à l’idée d’apprendre davantage, plutôt que de devoir abandonner leurs croyances. »
Et c’est ainsi qu’on a des mouvements anti-vaccination et des vedettes du cinéma comme Gwyneth Paltrow qui obtiennent un succès monstre avec des thérapies risibles.
Une évolution délétère que Tom Nichols attribue à au moins deux facteurs :
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un enseignement universitaire qui a fait de l’étudiant un « client » plutôt qu’un « apprenant », quelqu’un qui vient chercher un diplôme, pas une connaissance, encore moins une pensée critique;
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les changements dans l’univers journalistique: de la crise des médias qui, depuis les années 1980, a charcuté les postes de journalistes spécialisés jusqu’à l’évolution de la télé qui, entre CNN et Fox News, a remplacé le bulletin de 22 h par un chaos d’informations en continu, où le superficiel a pris le dessus sur le sérieux. Plutôt que de rendre les citoyens plus informés, ça les a souvent rendu plus confus, conclut Nichols.
Deux facteurs auxquels Nichols ajoute la culture Google-Facebook: « Internet change notre façon de lire, notre façon de raisonner, même notre façon de penser, pour le pire. Nous voulons l’information instantanément… Et nous voulons qu’elle dise ce que nous voulons qu’elle dise… Le plus gros problème avec la communication instantanée, c’est qu’elle est instantanée… Parfois, les êtres humains ont besoin d’une pause pour réfléchir, pour se donner le temps d’absorber l’information et de la digérer. Au lieu de cela, Internet est une arène dans laquelle les gens réagissent sans réfléchir et ainsi, deviennent occupés à défendre leur réaction viscérale plutôt que d’accepter une nouvelle information ou admettre une erreur. »
Ou encore: « Vous surfez jusqu’à ce que vous trouviez la conclusion que vous attendiez. »
D’une confiance aveugle à un rejet aveugle
Certes, on est parti d’une époque où on faisait trop aveuglément confiance aux experts. Mais développer un sain scepticisme ne voulait pas dire passer à l’autre extrême, comme ceux qui sont convaincus d’en savoir plus que leur médecin, après avoir lu quelques pages web.
Et c’est ainsi qu’on se retrouve avec un président de la première puissance militaire mondiale qui motive sa base électorale en martelant qu’il ne croit pas aux experts. « La victoire de Trump était l’une des plus récentes — et l’une des plus bruyantes — alertes annonçant la mort imminente de l’expertise. »
Comment imaginer qu’on puisse entretenir un débat rationnel, si tout le monde affirme être plus expert que son voisin? Comment faire avancer la démocratie si on rejette l’idée même d’un débat?
« Les citoyens ne voient plus la démocratie comme une condition d’égalité politique, où chaque personne a un vote… À présent, les Américains perçoivent plutôt la démocratie comme un état de réelle égalité, où toutes les opinions sont bonnes, sur n’importe quel sujet. » Solution pour Nichols: lutter contre le désengagement du citoyen. Il faut davantage de citoyens qui s’impliquent sur la place publique, et pour cela, qui doivent comprendre qu’ils ont une responsabilité: s’informer. Prétendre que « les experts sont trop puissants » sans faire l’effort de développer son esprit critique est une négation de ce qu’une démocratie est censée être.
Comment reconnaître un expert?
Un expert fait des erreurs, mais moins, dans son domaine, que le non-expert. Le physicien Werner Heisenberg, celui à qui on doit le principe d’incertitude, a déjà écrit qu’un expert « est une personne qui connaît certaines des pires erreurs qui peuvent être commises et qui sait comment les éviter ».
Deux concepts à retenir
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L’effet Dunning-Kruger: c’est cette théorie qui dit que moins on en sait sur quelque chose, plus on est confiant face à l’état de nos connaissances. Théorie énoncée par les psychologues David Dunning et Justin Kruger, à l’Université Cornell, en 1999.
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Métacognition: c’est notre capacité (ou notre incapacité) à prendre du recul face à nos compétences ou nos connaissances. À titre d’exemple, les bons chanteurs savent quand ils frappent une fausse note. Les bons réalisateurs de films savent quand une scène ne fonctionne pas. Mais dans une conversation où des arguments contradictoires sont échangés, c’est beaucoup plus difficile.