Tous les dimanches du mois de septembre au mois de mai, des conteurs de divers horizons vont enchanter le Bar Le Jockey du quartier Rosemont aux Dimanches du Conte. Le Grand Manitou de l’événement, Jean-Marc Massie et le conteur d’origine franco-italienne, Luigi Rignanèse m’ont entretenu sur l’art à la fois familier et marginalisé du conte.
Les Dimanches du Conte, c’est quoi?
J-M: C’est une soirée où on accueille des conteurs qui font du conte traditionnel, de création, urbain… ça a commencé en 1998. André Lemelin et moi avions parti une soirée de conte au bar de rock alternatif Sergent recruteur. On a rempli la place pendant 10 ans avant que le lieu ferme. C’est un lieu reconnu pour le renouvellement de la discipline, qui favorisait la relève et en même temps, on était ouvert au conte traditionnel, donc ça a fédéré le milieu du conte.
Comment définir le conteur?
J-M: Ils ont les paroles vives, les paroles spontanées qui font rêvées. Le conteur ne va pas lire, sinon ça devient un diseur. La différence avec l’humoriste c’est qu’il n’a pas l’obligation « d’une ligne, un punch ». Ça ne peut pas qu’être un enchaînement d’anecdotes. Le conteur va poser un univers et là-dedans il y aura plus ou moins d’humour, de merveilleux. Comparé à un monologue, la différence c’est l’action. Tu pars du point A pour te rendre au point B, il peut y avoir un détour. Il y a la quête. Paradis perdu? La fille du Roi où je dois réussir trois épreuves. On peut fonctionner en flashback. Aussi, c’est toi avec l’assemblée.
Y a-t-il une part de sacré?
J-M: Auparavant, le conteur était intégré dans le rituel des fêtes. Il avait une fonction de mémoire, de parler des puissants sans se faire couper la tête. Le conteur allait chercher un silence dans un lieu qui a priori n’était pas fait pour le silence: la cuisine, la salle de danse, un lieu pas fait pour le spectacle avec un grand « S ». Ce moment de suspension où toutes les voix se taisent et qu’une voix perce l’assemblée, pour moi c’est sacré.
L: Le conte est un art de l’image à comparé aux arts de la scène. C’est le pouvoir de la parole. La communauté se réunit autour de l’histoire ou il y a un porteur. Il y a un cercle qui se crée et chaque auditeur, s’il embarque, est cocréateur. Au cinéma, on t’impose l’image de telle actrice qui joue telle princesse, mais dans le conte si on te dit qu’il y a une princesse tu peux l’imaginer comme tu veux.
…et si le conteur décrit la princesse?
J-M: S’il définit trop, il te vole ton imaginaire. Il te coupe cet espace sacré. Moi, j’ai toujours dit: ton personnage dans le conte, trois caractéristiques! On ne montre pas, on suggère.
L: La société est envahit d’images qu’on t’impose: les blockbusters, la publicité, la télévision… tandis que le conte ouvre un espace à l’imaginaire. Le conte c’est enfantin, mais ce n’est pas infantile, ça s’adresse aux adultes. C’est un langage symbolique qui ne parle pas à la raison.
Comment atteindre cet univers intrinsèque?
L: Selon les troubadours, ce sont des grilles d’improvisations. Je suis allé dans le sud de l’Italie où des paysans analphabètes prennent un tambour, tapent dessus et chantent une ode à la belle fille qu’ils ont croisée. Ça dure 20 minutes!
J-M: Il y a une musique, un rythme et tu finis par éponger le conte que tu as à dire. Tu vas l’imprimer comme une partition. C’est la force de l’hexagramme, de l’alexandrin.
Improvisez-vous?
J-M: À l’origine, il y a le canevas. Un soir, je peux prendre ma courbe un peu plus large. Je ne dirais pas qu’elle se déforme, elle prend d’autres formes en respectant la ligne narrative. T’en a des piquets dans l’Iliade, pis t’en a dans Les Mille et Une Nuits, puis t’as intérêt à les respecter. On veut reconnaître Ulysse.
L: L’art le plus proche de l’art du conteur, c’est le jazzman. Il sait exactement le nombre de mesures, de tonalités, d’altérations et il écoute en étant en interaction avec les musiciens. Quand tu improvises, ça donne une qualité de présence à la parole qui permet une qualité d’écoute particulière à cette discipline.
La légende, la saga et l’épopée sont-elles des contes?
J-M: Dans le conte merveilleux, tu n’es pas obligé de personnaliser le personnage. La forêt c’est une forêt, on n’a pas besoin de la situer à Fontainebleau ou dans le Parc de la Mauricie. Dans la légende, il y a une superposition des strates. L’île de l’Iliade existe. C’est vrai ce qu’il raconte, mais c’est bonifié. Tu ne peux pas dire n’importe quoi sur les personnages et les faits historiques parce que la communauté partage les mêmes référents. Alors que la force du conte, c’est les archétypes. Le jaloux, il est jaloux!
L: À l’époque, les légendes servaient à s’orienter sur le territoire européen et à l’idée de faire communauté autour d’un répertoire. La saga et l’épopée avaient la fonction de fonder un peuple autour d’une croyance, d’une histoire, et de l’existence d’un demi-dieu comme Hercule. Ce personnage justifie pourquoi le peuple est supérieur, ce qui peut mener aux dérives du fascisme.
J-M: La fonction sociale du griot en Afrique était de raconter la généalogie…
L: Aujourd’hui, cette fonction est tenue par des magazines de célébrités comme Gala et Voici. Ils vont chanter la généalogie de toutes les grandes familles capitalistes parce qu’ils ont de bonnes gènes depuis des siècles et c’est pour ça qu’ils dirigent le monde.
Quel est votre rôle?
J-M: La Lune. Dès qu’on a marché sur la Lune, qu’on a expliqué qu’il y avait du minerai, c’est resté magique. Quand ça fait six, sept fois que tu fais l’aller-retour, la magie a fini par disparaître. La Lune est devenue quelque chose d’explicable d’un point de vue purement spatial. Ceux qui sont né avec cette Lune désenchantée-là ont peut-être plus de difficulté à avoir accès à Pierrot la lune, d’être dans la lune, d’imaginer une lune poétique. À chaque fois qu’il y a une explication scientifique, il y a un désenchantement. C’est notre rôle à nous conteur de garder la mémoire de tout ce qu’on a désenchanté… et de réenchanter la Lune.
À ne pas manquer, Jean-Marc Massie et Luigi Rignanèse le 24 septembre à 19h30 au Bar Le Jockey.