En peu de temps, Craig Silverman s’est imposé dans le milieu journalistique comme « l’expert des fausses nouvelles ». Et c’est sans enthousiasme qu’il observe l’alliance entre Facebook et quelques médias, annoncée en décembre (et en février en France) pour combattre ce fléau: « il n’y a aucune chance que ça atteigne l’échelle à laquelle se répandent les fausses nouvelles. »
Le point positif de cette alliance, poursuit toutefois ce journaliste canadien, c’est que ça puisse servir de signal d’alarme comme quoi Facebook, après bien des hésitations, commence à prendre acte qu’elle a une grosse responsabilité sur les bras. « Mais à moins qu’ils ne dépensent des millions et des millions de dollars, il n’y a aucune chance que des vérificateurs de faits puissent atteindre ce niveau et lutter contre les fausses nouvelles en temps réel. »
Celui qui dirige depuis l’an dernier la division « médias » du magazine américain en ligne BuzzFeed et qui, à ce titre, a contribué l’automne dernier à une série de reportages sur le poids énorme qu’ont eu les fausses nouvelles dans la campagne électorale américaine, était à Montréal en mai, invité par le 8e Congrès international sur le Web et les médias sociaux.
C’est en marge de ce congrès qu’il a accordé un entretien à l’Agence Science-Presse pour parler fausses nouvelles, désinformation et alliances entre journalistes et chercheurs.
Les réactions l’automne dernier à cette série d’articles dans BuzzFeed ont contribué à faire en sorte que « fausses nouvelles » ne soit pas juste l’accusation favorite de Trump. Ces informations inventées et pourtant très partagées sur les réseaux sociaux sont devenues le symptôme d’un problème de société. Les reportages de Silverman et de ses collègues ont notamment appris aux journalistes — à leur grand désarroi — que les nouvelles inventées de la campagne électorale américaine avaient été plus populaires que les vraies nouvelles. Et ces reportages ont aussi appris… que ça peut être payant: des adolescents et de jeunes adultes de Macédoine, un petit pays voisin de la Grèce, ont reconnu avoir fait ça pour l’argent: ils ont découvert, lisait-on dans Buzzfeed en novembre, « que la meilleure façon de générer de l’achalandage est d’amener leurs textes à être propagés par Facebook — et que la meilleure façon de générer des partages sur Facebook est de publier des contenus sensationnalistes et souvent faux qui font plaisir aux partisans de Trump ».
Avec le recul, quel bilan croit-il que ces reportages ont eu ? Une prise de conscience, dit-il, entre autres chez Facebook. Ainsi que, accessoirement, chez des politiciens… incluant un certain Obama.
À ses yeux, la lutte à cette nouvelle forme de désinformation passe par beaucoup plus qu’une poignée de médias vérificateurs de faits réagissant aux alertes que leur envoient les usagers de Facebook. S’il avait ces « millions de dollars », il les investirait dans trois choses:
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de meilleurs algorithmes pour « séparer le signal du bruit »;
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l’embauche de davantage de gens pour faire le tri dans l’information (« avec 2 milliards de gens sur Facebook chaque mois, avoir seulement une centaine de personnes qui vérifient, c’est cinglé »)
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et une aide toute spéciale à la presse locale, la grande victime de cet exode massif des revenus publicitaires vers Facebook. « La presse locale est ce qui me préoccupe le plus », parce qu’en plus de perdre des revenus comme tous les autres médias, elle est souvent réduite à un seul et unique journal ou une seule et unique salle de nouvelles télé pour toute une région. D’où viendront ses revenus, si Facebook continue de gruger les deux tiers des revenus publicitaires? « Si vous êtes un restaurateur ou un commerçant local, la publicité sur Facebook et Google est extrêmement efficace ».
Basé à Toronto, Craig Silverman a étudié le journalisme à l’Université Concordia. Après quelques années comme journaliste et chroniqueur (Toronto Star, Columbia Journalism Review, Globe and Mail) il a commencé à se faire remarquer par les traqueurs de désinformation et d’erreurs factuelles dès 2007, avec son livre Regret the Error puis, en 2011, avec un blogue portant le même titre, décrit par son hébergeur, l’Institut Poynter, comme « un blogue qui rapporte les erreurs et les corrections des médias ». Silverman a créé en 2014 le site Emergent, destiné à « freiner la propagation des nouvelles virales ». Le projet a été mis sur la glace en 2015 lorsque Silverman a été embauché par BuzzFeed.
À défaut d’un budget illimité contre la désinformation, l’éducation aux médias (media literacy) devrait être intégrée dans le cursus scolaire, dit-il : apprendre aux jeunes comment se construit une information sérieuse va de pair avec les trucs et astuces sur « comment détecter une fausse nouvelle » dont il est un des nombreux promoteurs.
Et pas seulement les jeunes. « Nous assumons que les gens dans la vingtaine, les natifs du numérique, ont une bonne compréhension du phénomène, mais je pense que c’est autant un défi pour eux que pour les plus vieux. »
Le panel auquel il participait au congrès de Montréal portait sur les partenariats dans la lutte contre la désinformation. Silverman y tentait d’imaginer un partenariat entre journalistes et chercheurs. Par exemple, les journalistes sont bien placés pour ramasser l’info sur le terrain — comme son équipe l’a fait en enquêtant sur les fausses nouvelles qui pullulaient pendant la campagne électorale —, mais des chercheurs pourraient ensuite apporter leur expertise et creuser davantage.
Je pense que lorsque vous êtes devant un problème aussi complexe et qui implique une immense quantité de données, ce ne sont pas tous les journalistes qui sont bien équipés pour ça, et les chercheurs pourraient venir en aide… Je pense qu’il y a une zone mitoyenne à trouver entre le travail du journaliste qui recherche l’anecdote et le travail révisé par les pairs du scientifique qui prend des années à publier.
Cela dit, n’y a-t-il pas traditionnellement de grandes difficultés à créer des partenariats entre journalistes et scientifiques?
Écoutez Silverman sur l’humilité nécessaire des deux côtés
« S’il y a une chose que je retiens de l’élection de 2016, c’est que les trucs de propagande sont en tout points semblables aux canulars motivés par l’argent. » Ils sont désormais indissociables l’un de l’autre, ce qui n’aurait pas été le cas il y a quelques années. Il a lui-même fait prendre conscience au public de cette évolution à travers ce reportage sur des jeunes adultes de Macédoine et leurs sites de fausses nouvelles « pro-Trump », mis en ligne pas parce qu’ils aimaient Trump, mais parce que ça attirait un achalandage énorme qui leur permettait de récolter des revenus publicitaires.
Or, s’il y a un parallèle à faire entre les sujets que ciblent les sites de vérification des faits qui s’intéressent à la politique (PolitiFact, FactCheck.org, Les Décodeurs) et le Détecteur de rumeurs qui, lui, s’intéresse à la science, il est là : les gens qui promettent des traitements-miracles peuvent le faire avec les mêmes arguments, peu importe que leur intention soit de faire de l’argent ou de défendre une cause en laquelle ils croient vraiment.
Et le citoyen lui, jusqu’à quel point se soucie-t-il de ce problème? « Je pense qu’à la base, les gens n’aiment pas l’idée de fausse information. Mais quand ce sont des infos qu’ils sont enclins à croire, ils peuvent être hostiles » lorsqu’on leur apporte des arguments contraires… Bref, tout le monde est d’accord pour dire que de vérifier les faits, c’est une bonne chose… tant que ça n’entre pas en conflit avec nos croyances.
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