Qui ne s’est jamais laissé séduire à l’idée que les nouvelles technologies allaient permettre de régler les problèmes politiques par leurs outils de gestion accessibles? Le professeur en études européennes, méditerranéennes et philosophiques de l’Université de New York, Tamsin Shaw passe au tamis le recours au behaviorisme facilité par les nouvelles technologies dans le New York Review of Books du 20 avril.
Le Parti pirate propose aux citoyens d’harponner le gouvernement à l’aide de pétitions, de légaliser le partage non marchand et d’encadrer les dispositifs de surveillance au sens large via Internet. Apparu en Suède en 2006 et présent au Canada, le Parti pirate ne connaît qu’un réel succès en Islande. Avant l’élection du 29 octobre sur l’île nordique, la formation politique disputait la première place dans les intentions de vote avec le Parti de l’indépendance, ces conservateurs entachés par les scandales financiers qui ont conduit à la crise économique de 2008. La plateforme audacieuse des Pirates additionnée au soutien populaire islandais relevé par les sondages s’est transformée en équation digne d’intérêt pour la presse étrangère, qui a rapidement plié bagage en constatant lors du dévoilement des urnes que les Pirates arrivaient en troisième position.
Pourtant, les Islandais n’ont pas eu de gouvernement avant le 9 janvier. Entre temps, le Parti pirate a reçu le mandat de former une coalition à cinq partis dans un contexte où aucun parti ne voulait s’associer avec le Parti de l’indépendance qui avait fait élire le plus de députés. Que les Islandais aient obtenu leur indépendance en 1944, qu’ils revendiquent une nouvelle constitution, qu’ils aient rembourser la dette causée par la crise de 2008 d’une façon exemplaire, qu’ils aient condamné les banquiers responsables et que la création de plusieurs nouveaux partis permettent à tous de s’impliquer en politique importait moins que l’amertume du journaliste étranger devant se résilier à rapporter une défaite électorale.
À l’élection islandaise, l’idée que les nouvelles technologies allaient permettre de régler les problèmes politiques devenait une possibilité, mais cet idéal représentatif est indissociable du contexte culturel. Aux États-Unis, le béhaviorisme mis en relief par le professeur Tamsin Shaw demeure un obstacle pour l’atteinte de cette transparence. Les découvertes en psychologie sociale et économie béhavioriste sont utilisées pour déterminer les nouvelles à lire, les produits à acheter, les sphères culturelles et intellectuelles dans lesquelles on vit, ainsi que les réseaux sociaux en ligne et dans la vraie vie auxquels on fait partie. Auparavant, ces aspects des sociétés humaines étaient guidés par nos habitudes et la tradition ou par la spontanéité. De plus en plus, notre mode de vie est la conséquence de décision prise à partir de théories scientifiques sur la mentalité humaine et sur le bien-être.
Oncle Sam et Big Brother
Les techniques béhavioristes sont employées par le gouvernement et les entreprises privées parce qu’ils ne s’adressent pas à notre raison, n’essayent pas de nous persuader consciencieusement avec de l’information et des arguments. Ces techniques changent plutôt notre comportement en s’adressant à notre irrationalité, à nos émotions et à notre subconscient. Si les psychologues comprenaient le fonctionnement systématique de ces motivations irrationnelles, ils auraient le pouvoir d’influencer le comportement du détail infiniment minuscule de la nature humaine au fonctionnement général de la société, illustre le professeur Tamsin Shaw.
Le comportement humain est conditionné par l’émotion. « L’effet de dotation » ou surévaluation de ce qu’on possède déjà et « l’aversion de la perte » ou la tendance à attribuer beaucoup plus de poids à un potentiel de perte que pour des gains potentiels selon des risques calculés sont tous deux liés à un conservatisme intrinsèque lié à ce qu’on ressent par rapport à ce dans quoi on a déjà investi. L’altération du jugement se fait lors d’événements marquants comme le 11 septembre, rappelle le professeur Shaw. La surabondance de références à l’événement a engendré une peur disproportionnée du terrorisme, un fléau moins fréquent que les accidents de la route causant plus de morts sans toutefois transcender les communications.
En 2006, le Consortium of Behavioral Scientists de l’Université de Californie à Los Angeles a commencé à persuader les démocrates de la nécessité d’employer la science béhavioriste. Aujourd’hui les stratégies sont ouvertes à tous et sont omniprésentes, rapporte le professeur Shaw. On a tronqué le terme « propagande » pour « une approche béhavioriste pour une communication persuasive avec des résultats quantifiables ». Tel que véhiculé par les masterclass de Jeff Bezos (Amazon), Larry Page (Google), Sergey Brin (Google), Nathan Myhrvold (Microsoft), Sean Parker (Facebook), Elon Musk (SpaceX, Tesla), Evan Williams (Twitter) et Jimmy Wales (Wikipedia) la manipulation des préférences a introduit le béhaviorisme dans la commercialisation, maintenant fondamental pour l’économie numérique.
Rêve américain
En 2012, Facebook a expérimenté le béhaviorisme avec la participation de 700 000 utilisateurs afin de voir si la manipulation de leur fil de nouvelles affecterait leurs propres envois de façon positive ou négative. Quand l’expérimentation a été révélée au grand jour en 2014, beaucoup ont qualifié cette intervention de manipulation psychologique inacceptable. En revanche, Facebook s’est défendu en affirmant que les utilisateurs ont donné leur consentement en adhérant au média social. À cela, on peut répondre que les utilisateurs ne connaissent pas forcément le béhaviorisme.
La science du comportement semble indissociable du consumérisme, comme si ces stratégies de persuasion refermaient la société américaine sur elle-même, du moins son identité. Dans cet ordre d’idées, si le gouvernement utilise le béhaviorisme pour faire valoir ses politiques, les entreprises de nouvelles technologies en font autant puisqu’ils sont issus de la même culture. Ces stratégies ont joué un rôle dans la normalisation de cet écart entre la réalité et ce à quoi chacun aspire, le vedettariat est un exemple éloquent de cette démesure. N’est-ce pas l’essence du mythe Elvis Gratton de Pierre Falardeau?
Un gouvernement pirate aurait changé le paysage politique, certes, mais est-ce le seul happy end enviable? … de toute façon, Reykjavik c’est gros comme Sherbrooke et il n’y a même pas de McDonald’s!