L’Agora de la danse présente, du 29 mars au 1er avril, un solo troublant intitulé When the ice melts, will we drink the water? Chorégraphiée par Daina Ashbee, à peine âgée de 26 ans, la pièce s’est mérité le titre de meilleure œuvre chorégraphique de l’année 2016 aux Prix de la danse de Montréal. Cette fois-ci, elle est présentée au sous-sol du nouvel édifice Wilder toujours en construction, dans la salle bleue aussi appelée Espace Florence-Junca- Adenot.
Lors de l’entrée du public, l’interprète Esther Gaudette, simplement vêtue d’un léotard transparent et de chaussures à talons hauts, est déjà sur scène. Pleinement investie dans une action répétitive, avec une respiration criante, un souffle se coupant constamment sur un rythme régulier, la danseuse impose déjà une ambiance forte. Plutôt que d’entrer en discutant avec son ami, on s’installe silencieusement, avec précaution. On essaie de ne pas déranger l’action scénique ni les spectateurs déjà très attentifs.
L’inquiétant thème des changements climatiques auquel le titre de la pièce fait référence n’est pas présenté de manière explicite. Ce solo montre avant tout une image troublante de la femme et de sa sexualité. Il nous ramène à notre propre regard sur celle-ci. Dans une salle intime où le public est séparé de manière bifrontale, de part et d’autre d’une scène surélevée, ou plutôt d’un énorme socle duquel s’érige la femme comme œuvre sculpturale, les spectateurs sont face à face. Avec un éclairage nous permettant de voir clairement chaque personne, la configuration de la salle amène notre attention sur notre propre regard, puisqu’elle invite à observer ceux qui se trouvent en face et on se sent en retour constamment observé.
Couchée au sol, Esther Gaudette écarte ses cuisses pour ouvrir son sexe à une des deux faces du public. Les spectateurs faisant partie de cette face se sentent alors eux-mêmes mis à nu, puisqu’ils sont observés dans leur manière de recevoir une telle image. L’interprète est si attentive à chacun de ses mouvements que c’en est perturbant.
On n’ose pas fuir l’image ni la regarder avec trop d’insistance. On n’ose pas déranger, bouger ni même respirer trop fort. On espère ne pas avoir de ballonnements d’estomac, puisqu’ils seraient audibles par tous, une grande partie de la pièce se déroulant dans un silence attentif.
Par silence, j’entends ici l’absence de musique, puisque la respiration d’Esther Gaudette est souvent très sonore. Le musicien Jean-François Blouin, en retrait de la scène, tient son instrument sans l’utiliser. Comme nous, il observe la danseuse pendant un trop long moment. On a hâte qu’il se mette à jouer, qu’il brise ce silence tendu afin qu’on puisse enfin bouger sans recevoir de regards accusateurs.
Plus tard, l’éclairage s’éteint soudainement, nous plongeant dans une obscurité totale. Le son est si clair qu’on devine les déplacements de l’interprète. Elle s’approche ou s’éloigne du public, poussant d’inquiétants cris éraillés. Ce moment est particulièrement représentatif de l’impression globale sur laquelle nous laisse la pièce : on nous ramène à notre propre impuissance face à ces choses horribles que nous ne voyons pas, bien qu’elles se passent sous nos yeux.
Touchant aux sens, abordant la douleur intime et l’image du corps de la femme, cette pièce m’a rappelé l’expérience bouleversante que j’avais vécue avec le spectacle Pour qui m’avait fait découvrir le travail de Daine Ashbee l’automne dernier. Pour sera d’ailleurs de retour à Montréal cet été dans le cadre du prestigieux Festival TransAmériques.
En attendant que Pour soit de nouveau présenté, profitez du retour de la meilleure œuvre chorégraphique de 2016 When the ice melts, will we drink the water? au Wilder jusqu’au 1er avril. Vous y vivrez 45 minutes déstabilisantes.