Laboratoire d’anatomie scénographique qui porte sur la notion de seuil et limite telle que théorisée dans la pratique architecturale contemporaine, la proposition du spectacle Lamelles de Cédric Delorme-Bouchard présenté le 16 mars au Studio-théâtre de l’UQAM avait tout pour nous intriguer.
Projecteurs alignés par une ceinture de fer, barrière massive et suspendue : le dispositif d’éclairage nous était dévoilé dès le départ avant de nous plonger dans l’obscurité. Les arrangements sonores nous installaient une ambiance de sorte que les haut-parleurs devant nous diffusaient de la musique électronique, alors que ceux derrière nous diffusaient une gradation de sons aqueux allant de la pluie au tonnerre en passant par les vagues au fil du spectacle conformément aux tableaux chorégraphiques.
Sur scène, la notion architecturale de seuil est représentée par l’intensité de l’éclairage qui projette une longue ligne. « Toute expérience de l’architecture qui nous touche est multisensorielle; les qualités d’espace, de matière et d’échelle se mesurent également par l’œil, l’oreille, le nez, la peau, la langue, le squelette et les muscles. L’architecture fortifie l’expérience existentielle, notre sensation d’être au monde, c’est une forte expérience personnelle. Au lieu de la vision seule ou des cinq sens classiques, l’architecture sollicite plusieurs domaines d’expérience sensorielle qui interagissent et se confondent », affirme l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa, cité dans le programme du spectacle.
Cette ligne lumineuse qui perce l’obscurité met en scène des mains, une forme sphérique qui ressemble à un crâne dégarni, mais dont le prolongement rattaché à un pied nous fait comprendre qu’il s’agit d’un genou, vers lequel se dirige un avant-bras en sautillant jusqu’à ce que le tempo de la musique augmente à l’apparition des têtes comme de grosses pierres qui roulent. Partie du corps qui relie tout ensemble, un dos s’installe dans la chute de lumière puis des mains viennent le serrer. La ligne de lumière s’éteint comme une tempête de sable balaye le désert. À nouveau, l’obscurité.
« La vue révèle ce que le toucher sait déjà. On pourrait imaginer le sens du toucher comme l’inconscient de la vue. Nos yeux caressent des surfaces, des contours et des arêtes distants, et la sensation tactile inconsciente détermine le côté agréable ou désagréable de l’expérience », a affirmé l’architecte finlandais, Juhani Pallasmaa. Le second tableau témoigne d’une étrangeté, les corps qui arrivent du fond de la scène sont garants de la profondeur par le contraste de la couleur de leur peau dans la noirceur. Un à un, ces corps viennent se délier sous le rayon linéaire de lumière.
Le passage du second au troisième tableau aux sons de vagues, puis de tonnerre présente un spectacle sublime pour l’œil. Toujours dans la noirceur, la scène se remplit de fumée dense et blanche dont le nuage prend une forme organique. On allume les projecteurs qui éclairent d’une façon conique au point de se croiser et de suggérer des losanges. Ce mur de fumée blanche en mouvement fait ressortir son négatif par illusion d’optique, c’est-à-dire qu’on perçoit l’absence de fumée comme étant un corps en soi. Ce qui est noir, gris par dilution, apparaît comme si on déposait une goutte d’encre dans un verre d’eau. Des filaments en suspension…
« Cette crainte de la nature et l’organisation même de l’occident en pays voisins et en terre contigüe ont donné naissance à des murs de pierre dont l’épaisseur manifeste le rôle défensif. À l’inverse, dans l’architecture japonaise, les murs n’existaient pas. De fait, des murs étaient utilisés; mais leur but principal n’était pas d’exprimer la matière, bois, papier, terre ou paille, dans laquelle ils étaient construits. Si l’on se rapporte à la tradition nippone, l’architecture fait constamment corps avec la nature en inscrivant en elle ses changements organiques: elle l’extrait en un point du temps et la fixe… », a affirmé l’architecte japonais, Tadao Ando, cité dans le programme du spectacle.