Chloé Ouellet-Payeur
C’est en ce 8 mars, journée mondiale de la Femme, qu’a lieu la première de Mille Batailles à l’Usine C. On est heureux d’accueillir le travail de la danseuse et chorégraphe Louise Lecavalier qui, avec son style si singulier et affirmé, a grandement contribué au rayonnement international de la danse montréalaise depuis les trente dernières années.
Sur scène, avant même que Lecavalier ne se montre, le musicien Antoine Berthiaume est installé, avec sa guitare électrique et son équipement lui permettant de composer en direct à partir d’échantillons de musique. Discret, il se situe dans la section sombre de l’espace scénique, en fond de scène. Un grand carré de tapis de danse blanc est posé au sol. À partir de son extrémité la plus éloignée s’érige un carré vertical du même format, fait de panneaux de bois plutôt pâles. Ces deux carrés définissent un espace de spectacle, l’espace de batailles.
Louise Lecavalier entre en scène avec de petits pas sur demi-pointe. Leur rapidité impressionnante rappelle les déplacements flottants de ballerines sur pointes. Cependant, son style s’oppose diamétralement à toute image qu’on peut avoir d’une ballerine : tronc fléchi vers l’avant, jambes vers l’intérieur, main qui s’agite en l’air aussi rapidement que ses orteils au sol. La performance est tout aussi spectaculaire, mais la danseuse semble moins provenir d’un lac de cygnes que d’une planète étrangère. Son costume est fait d’une juxtaposition de différentes textures de tissus noirs et scintillants paraissant provenir d’un autre monde, ou du moins d’une autre époque, dans les années 80 ou bien dans le futur. Couverte des chevilles aux poignets, jusqu’au haut de la tête, les seules parties visibles de son corps sont ses mains, ses chevilles et son visage.
Après de longues séquences chorégraphiques visiblement épuisantes, Lecavalier sort de l’espace blanc pour s’asseoir et prendre une gorgée d’eau près du musicien, dans la zone sombre qui devient une coulisse à découvert. À d’autres moments, elle entre et sort du carré sans en faire un cas, brisant cette signification qu’on aurait pu donner à cet espace périphérique obscur. Avec des mouvements rapides et vifs, elle semble recevoir des décharges électriques qui ne s’arrêtent jamais tout en essayant continuellement de rattraper son équilibre. À cinquante-huit ans, aucun des obstacles rencontrés dans son parcours n’a encore été assez fort pour freiner ses élans fougueux. Louise Lecavalier ne se calmera jamais, et nous lui en sommes reconnaissants.
Hypnotisante, on oublie presque que la pièce qui nous est présentée n’est pas un solo, mais bien un duo. Plus tard pendant le spectacle, alors qu’on ne s’y attend pas, Robert Abubo entre également en scène, rejoignant Lecavalier dans une course à reculons en unisson. « Épris d’aventures, deux antihéros laissent entrevoir une part de leurs idéaux et de leurs désillusions dans une danse folle et inclassable », nous annonce le programme de soirée. Dans un duo en constante transformation, chacun devient l’ombre de l’autre, son double, son adversaire, son support ou son parasite. Si Lecavalier et Abubo n’entrent jamais en réelle confrontation, ils semblent livrer deux batailles parallèles. Ils interagissent souvent dans un jeu qui tient presque de l’imitation du partenaire. Leurs costumes noirs sont d’ailleurs très similaires : pantalon long, manches longues, capuche. Cependant, le costume de Louise Lecavalier scintille. D’une blancheur presque fluorescente, le visage et les mains de la danseuse ainsi que le lustre de ses vêtements captent la lumière. Lecavalier brille littéralement plus que son partenaire. Par sa danse également, elle attire l’œil. Même avec beaucoup de volonté et un travail rigoureux, il est impossible pour n’importe quel danseur de se démarquer aux côtés de Louise Lecavalier en dansant dans ce langage personnel, singulier et raffiné qu’elle développe depuis des décennies.
Alain Lortie nous offre une conception d’éclairage minimaliste, utilisant entre autres plusieurs lignes de lumière rouge traçant les limites du grand carré blanc. Parfois allumées, parfois éteintes, leur dessin change. Elles encadrent l’espace ou, au contraire, l’ouvrent. Un certain moment est d’ailleurs particulièrement fort grâce aux éclairages : Lecavalier s’appuie à la fois au mur de bois et au sol, sans qu’il n’y ait de ligne rouge pour délimiter ces deux surfaces très pâles. Malgré les différences de texture et de couleur des matériaux, j’ai alors l’impression que le sol se transforme en mur vertical au loin, que les deux plans se mêlent l’un à l’autre. Ce jeu optique est surprenant et modifie notre regard sur le langage gestuel.
Après avoir été présentée au Monument National dans le cadre du Festival TransAmériques 2016, la pièce Mille batailles était de retour à Montréal pour trois jours seulement, du 8 au 10 mars, à l’Usine C.