Emmanuelle Ceretti-Lafrance
C’est dans la salle de répétition du théâtre Prospéro que Florent Siaud me reçoit pour une entrevue, juste avant la première médiatique de sa pièce. Il est pile à l’heure, mais s’excuse de son retard. Il faut dire qu’il doit être bien sollicité en ce moment. Je vous conseille de retenir son nom, car nous risquons d’en entendre énormément parler dans les prochaines années. Déjà bien connu en Europe et faisant sa marque dans le théâtre québécois depuis un moment déjà, Florent Siaud met en scène Don Juan revient de la guerre d’Odon Von Horvath présenté au Théâtre Prospéro jusqu’au 25 mars. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans la pièce de Von Horvath?
Il s’agit d’une pièce qui a été écrite en 1935 à une époque assez trouble. Le 3e Reich est déjà en place et Von Horvath réussit à capter ces temps instables. Il ne met pas seulement en scène le début du Reich de 1933, mais il s’intéresse également à ce qui a pu causer cela. Il est donc allé aux sources de cette Allemagne nazie et s’est plongé dans l’époque de 1918-1923. Évidemment, le nazisme n’est pas encore présent à cette époque, mais il y a beaucoup de souffrance. Le pays vient de sortir de la guerre : ils vivent l’humiliation du traité de Versailles, perdent une partie de leurs colonies, il y a également le mark qui perd de sa valeur ce qui causera une inflation. Il s’agit d’une crise économique très profonde pour le peuple allemand. Tous les paramètres sont réunis pour qu’une société souffrante et humiliée éprouve un besoin de pouvoir fort. Je trouve cela intéressant que Von Horvath ait mis en scène cette genèse plutôt que le résultat. Cela nous fait réfléchir sur notre propre époque : nous avons en Grèce une société affaiblie par la dette et les États-Unis qui ont vécu la crise économique de 2008. Nous voyons aussi que le fait d’humilier les pays au Moyen-Orient peut créer des conséquences morales sur les peuples. Ceux-ci développent un besoin de revanche et cela peut parfois créer des monstres. Je crois qu’il faut penser à ce qui s’est passé en Allemagne afin de mieux appréhender notre époque troublée.
Il s’agit donc une pièce que vous trouvez particulièrement actuelle?
La pièce n’est pas une actualité spectaculaire. Pour moi, il s’agit d’une analogie inquiétante qui travaille le corps, qui est spectral. Je ne voulais pas, justement, tendre un miroir didactique au public. Je veux que celui-ci fasse son travail d’écho et qu’il sente la douleur de l’époque. Cela dans le but de mieux réfléchir sur ce qu’il peut faire et ce qu’il peut penser de ce temps agité dans lequel nous sommes.
Et quel est la quête de Don Juan revient de la guerre? Sur quoi cela nous fait-il réfléchir?
Il faut d’abord se demande, qu’est-ce que signifie Don Juan? Il est habituellement vu comme le libertin, autant chez Mozart que Molière. C’est quelqu’un qui a une certaine superbe, qui conquiert les femmes avec panache. Ici, il est un soldat esseulé et il sort de la Première Guerre mondiale vaincu et malade de la grippe espagnole. Pour moi, nous pouvons le comparer à l’homme blanc impérialiste qui revient de l’Ancien Monde, celui de la Première Guerre mondiale. Il ne comprend pas qu’il a atterri dans une nouvelle société; les années folles, l’inflation, la défaite. Il ne comprend pas les codes de cet univers où les femmes ont pris le pouvoir, où elles ont des métiers qu’on associait anciennement aux hommes. Les jeunes peuvent accéder à des positions privilégiées dans la société grâce à la spéculation et l’effondrement des classes bourgeoises. Don Juan ne comprend pas ce monde. Pour moi, son parcours sert à nous éclairer sur la quête d’un sens au cœur d’une société qui a perdu tous ses repères classiques. L’être humain est habité par la volonté de donner du sens, de chercher de l’intelligibilité dans notre existence et c’est cette quête même qui préoccupe Don Juan. Son monde part en morceaux, il a une vie dissolue. Entre tout cela, il essaie de s’accrocher à un idéal, celui d‘une jeune femme, qu’il voit comme sa rédemption. C’est cela qui donne tout le sens à sa survie, mais tout cela va conduire au néant.
Vous êtes très actif au sein du théâtre québécois en ce moment, qu’aimez-vous dans le fait de travailler ici?
Ce que j’apprécie beaucoup est d’abord les interprètes et les concepteurs québécois. Il y a une grande ouverture, un grand appétit de travailler, d’expérimenter, de s’ouvrir, de tester les choses et d’aller jusqu’au fond des propositions, quitte à changer si nous nous apercevons que nous avons exploré une mauvaise piste. Cet appétit, je le trouve incroyable. C’est nourrissant pour moi, car cela me permet de m’investir encore plus, de mettre plus de recherche dans ce que je fais, de me demander encore plus d’exigences et de rigueur afin d’essayer de répondre à cette faim que, souvent au Québec, je trouve en face de moi. C’est très moteur. Il y a également le fait que nous sommes dans le Nouveau Monde. Plusieurs textes, dont celui de Von Horvath, n’ont pas forcément été abordés ici. Il y a également ce souci de nouveauté dans la création. Étienne Lepage en est un exemple. Cela donne l’impression que beaucoup de choses sont possibles, qu’il y a moins de barrières et qu’il y a plein d’aventures dans lesquelles je peux me plonger avec liberté.
D’ailleurs, comment s’est passé le travail avec les acteurs, lors de la création?
Ce travail est une source de grande exploration et de grand plaisir pour moi. La directrice du Prospéro et moi avons mis un certain temps à faire la distribution, car nous voulions des interprètes ayant des ressources très variées, afin de pallier aux multiples personnages différents qui peuplent la pièce. Il fallait donc des instruments puissants, agiles et qui osent aller dans une sorte de gestualité qu’on ne voit pas nécessairement sur toutes les scènes. Je les ai amenés à travailler dans une sorte de stylisation, qui rappelle l’expressionnisme, où nous sommes à la fois dans le geste et dans l’ancrage terrestre, dans la mélancolie et dans la douleur. L’équipe s’est impliquée de façon très engagée et nous avons pu explorer des voies différentes tous ensemble. Je leur en remercie d’ailleurs, d’avoir pris le temps d’assimiler tout cela de manière si généreuse.
La pièce met en scène un seul homme et trente-cinq personnages de femmes. Comment avez-vous réussi à représenter cela?
Pour moi, il s’agit d’une sorte de peuple qui est représenté sur la scène. À la base, chacune des six actrices interprète de quatre à six rôles différents. C’est une grosse gageure. Chaque femme incarne soit une classe sociale, une fonction, des idées politiques ou même une partie de l’Allemagne. Cela permet à Don Juan de faire l’expérience totale de ce qu’est l’Allemagne à la sortie de la guerre. Toutes ces femmes sont comme le kaléidoscope d’un peuple dans toute sa diversité. Et il ne se contente pas de conquérir ces femmes, pour lui, il s’agit d’aventures à travers toute une population grouillante de contradiction, de différence. C’est cela qui est très beau.
Trouvez-vous qu’en ce sens, la pièce a un côté féministe?
Cela rode quelque part. Je l’ai mis au cœur du projet, dans le sens où Don Juan arrive comme un aristocrate un peu cynique qui essaie de réutiliser les méthodes de séduction qu’il utilisait avant la guerre, mais en même temps, il sent bien que les femmes ont pris le pouvoir. La modernité leur a donné une place légitime et elles ne sont pas prêtes à retourner dans l’Ancien Monde. Donc, elles résistent, elles font corps, et elles font cœur aussi vous allez voir, pour essayer d’affirmer une présence, un regard contemporain, moderne, à travers ce rapport de force. Mais au bout du compte, ce qu’on remarque, du moins dans cette écriture dramaturgique un peu mélancolique de Von Horvath, est qu’il n’y a ni gagnant ni perdant. Il n’y a que cette sensation de fin du monde qui laisse pressentir que l’Allemagne s’en va dans la mauvaise direction. Dans cette pièce-ci, nous sentons que tout le monde est un peu dans la défaite, mais de manière sobre et pudique à la fois, ce qui rend le tout très déchirant. J’aime bien les écritures de la sobriété et qui ne vont pas tendre un miroir spectaculaire pour asséner le spectateur de messages, mais qui nous conduisent à réfléchir plus profondément et plus longtemps dans l’autre.
Et que voulez-vous que le public ait compris de la pièce? Que voulez-vous qu’il ait en lui?
C’est une grosse question! Je voudrais qu’il ait une densité et qu’il ne puisse pas dire tout de suite: Ah! J’ai compris! C’était ça, ça et ça! Le message était très clair et le metteur en scène a voulu me faire passer ça! Je voudrais qu’il porte une charge émotive, une douleur, une humilité, une gravité, une série d’émotions contradictoires qu’il a intériorisée dans sa chaise. Qu’il ait réussi à ressentir la douleur d’une époque qui n’est pas la sienne, que cette espèce de distorsion douloureuse de cette époque d’entre deux guerres soit source d’une réflexion sur notre monde. Qu’il se dise: Bon, est-ce que nous ne sommes pas en train nous aussi, à l’ombre de ce qui se passe dans le pays qu’est le monde entier, de traverser des ondes de fragilité similaires? Qu’est-ce que nous pouvons faire? Comment pouvons-nous arrêter d’être toujours dans la confrontation, le combat, l’humiliation des pays les uns les autres? N’y aurait-il pas une alternative? J’ai envie qu’il bouillonne, qu’il soit intrigué, dépaysé, bougé de l’intérieur pour avoir exploré en lui-même des zones d’émotions qu’il n’a pas nécessairement l’occasion d’explorer dans d’autres expériences esthétiques théâtrales, ou même dans la vie.
Avez-vous beaucoup adapté la pièce de Von Horvath?
J’ai fait un choix de fidélité pour écouter ce qu’il avait à dire. J’ai lu tout son théâtre et j’ai voulu m’imprégner de la manière dont il pense, son époque, son inquiétude, de la façon dont l’encre noire de sa plume est également porteuse de la mélancolie latente de l’époque. Je me tiens donc plus dans une position d’humilité pour mieux restituer, avec mon originalité et mon écriture scénique, ce que j’ai senti en le fréquentant pendant deux ans à travers mes lectures.
En parlant de votre écriture scénique ; vous avez mis en scène des opéras, vous vous promenez un peu partout en 2016-2017, vous fréquentez beaucoup le théâtre. Parlez-nous de votre démarche artistique.
C’est une écriture de nomadisme. Je trouve cela intéressant de faire collaborer des artistes qui viennent de plusieurs pays différents ou même de traverser des pays pour voir comment cela fonctionne ailleurs. Cela permet de mieux injecter une nouvelle manière de travailler, de nouvelles images, de nouvelles méthodes en ces temps un peu troublés où chacun est un peu en train de se replier sur ses propres valeurs et frontières. Ma démarche artistique est basée sur la curiosité, l’ouverture, beaucoup de discussions, d’échanges, de dialogues. Le fait de faire des projets aussi disparates et distincts les uns des autres me permet d’être sur le qui-vive et de prendre tout ce qui vient avec beaucoup de fraicheur et d’être toujours dans l’interrogation de l’acte créateur.
Est-ce qu’on aborde un opéra et une pièce de théâtre de la même manière lorsqu’on crée une mise en scène?
Non! À l’opéra, il y a souvent un système de production très lourd avec un orchestre, un chœur, des chanteurs solistes, des temps de répétitions plus limités. Il faut donc déjà maitriser la partition et l’objet théâtral. Au théâtre, il y a quelque chose de plus organique. Qui plus est, j’aime bien créer par section et faire reposer pendant plusieurs mois pour ensuite créer un autre atelier qui servira à la mise en place finale. Dans les deux cas, cela demande beaucoup de rigueur, de préparation. Puis, les deux arts sont plus proches qu’on pourrait penser. Nous voulons susciter de la sensation, de l’émotion. Nous voulons créer du sens à travers les formes, les corps, les voix. Il n’y a donc pas de distinctions si fondamentales. Le spectateur est là pour être en proie intrinsèquement à une émotion et être traversé par un sens, une énigme, une inquiétante étrangeté, pour être touché de l’intérieur. Je trouve cela important. Et les deux arts ont cette faculté-là en commun ; de bouger le spectateur en des zones d’ombres et d’intimité qui vont le remuer.
Florent Siaud met également en scène la pièce Toccate et fugue présentée au Théâtre d’aujourd’hui du 11 avril au 6 mai 2017. Étienne Lepage signe l’écriture de cette pièce. Florent Siaud quitte donc le théâtre allemand d’après-guerre pour mettre en scène son premier texte québécois. Gageons que le Québec n’a pas fini d’entendre parler de lui.