Chloé Ouellet-Payeur
« La poupée matérialise un antagonisme dramatique, celui d’un corps qui fait le lien entre l’érotisme et la mort. » La conceptrice Gisèle Vienne écrit ces mots dans le programme de la pièce de théâtre Jerk, donnant ainsi une signification lourde et troublante à des jouets d’enfant. C’est que Jerk, solo de marionnettiste, raconte l’histoire de Dean Corll, un tueur en série qui était reconnu pour offrir des bonbons aux enfants.
Il a violé, torturé et assassiné au moins 28 adolescents au Texas dans les années 70. À l’image de la poupée que propose Vienne dans le texte du programme, cet homme était lui-même un personnage troublant qui associait meurtre, sexe et enfance.
Il s’agit d’une adaptation de l’histoire de Corll d’après une nouvelle de l’auteur Dennis Cooper, relatant un fait réel. L’œuvre scénique montre la relation que Corll entretenait avec ses deux complices adolescents, Wayne Henley et David Brooks. Le programme nous indique que ce solo témoigne du « point de vue de David Brooks, purgeant une peine à perpétuité ». Présenté pour la première fois à Brest en 2008, le spectacle Jerk est de retour, après sa première montréalaise en 2010 au théâtre La Chapelle.
Alors que le public entre dans la salle, Brooks, interprété par Jonathan Capdevielle, est déjà sur scène. Il attend, assis sur une chaise face aux spectateurs, que tous soient assis. Puis, visiblement nerveux avec un regard changeant trop fréquemment de point focal, il se présente avec une voix douce et basse. Cette voix, que gardera le personnage de Brooks pendant toute la pièce, est inquiétante, dérangeante, vu la gravité du texte énoncé. Elle nous raconte une expérience d’adolescent drogué, psychotique et meurtrier, grâce à des marionnettes avec lesquelles Brooks recrée ses interactions avec ses amis tueurs et leurs victimes, tous décédés. Le voyant seul dans la petite salle de l’Usine C, sans décor, ressassant avec ses marionnettes d’horribles histoires de morts, on devine la solitude de Brooks dans sa prison.
Jouant souvent trois ou quatre personnages à la fois, recréant des scénarios érotiques violents avec ses poupées, on le voit perturbé et très seul. Puisque l’acteur n’a que deux mains, une troisième poupée se retrouve toujours soit inerte, soit manipulée par une autre marionnette. Pendant toute cette première partie du spectacle, le public est éclairé, Brooks s’adressant directement à nous. Il nous rend témoins de son histoire. Il crée des personnages de jeunes adolescents sexuellement excités à l’idée de se faire torturer par le trio de meurtriers, demandant à mourir. Serait-ce une invention de l’imaginaire de Brooks, lui permettant d’amoindrir l’horreur de ses actions passées? Racontant le tout sans pudeur, Il semble pourtant conscient, par moments, de l’atrocité des actes que ses amis et lui ont commis au nom de leurs fantasmes déviants et malsains qu’ils se sont permis de réaliser.
Puis, la lumière au-dessus des spectateurs s’éteint doucement. Capdevielle a rangé ses marionnettes. Il devient soudainement ventriloque. Il nous fait entendre la suite de l’histoire par des sons horribles, des cris, des disputes, faisant travailler notre propre imaginaire obscène. Ni sa bouche, ni son corps ne sont impliqués dans cette histoire qui semble jouer par elle-même dans sa tête. Il regarde encore les spectateurs, mais ne semble plus s’adresser à eux. L’effet est alors encore plus perturbant.
À la fois interprète, marionnettiste et ventriloque, le soliste Jonathan Capdevielle est si juste et son rôle semble si personnel qu’on jurerait qu’il a lui-même créé cette œuvre scénique. Cependant, ce n’est pas le cas. Les noms affichés sur la couverture du programme sont ceux de Gisèle Vienne, conceptrice et metteuse en scène, et de Dennis Cooper, auteur et dramaturge. Cependant, on souligne l’apport créatif de Capdevielle dans le programme : on peut y lire que Jerk a été créé « en collaboration avec » l’interprète.
Ayant étudié en philosophie avant d’être formée à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette, la metteuse en scène française Gisèle Vienne s’intéresse à ce que peuvent évoquer les corps artificiels dans le contexte d’une représentation scénique. Dans la lignée de sa pièce The Ventriloquists Convention, présentée à Montréal l’été dernier dans le cadre du Festival TransAmériques, elle utilise brillamment la marionnette pour traiter de différents thèmes que ce médium permet de toucher, tels que l’absence, la psyché humaine, la manipulation, la vérité et la fausseté.
Jerk est présenté à l’Usine C jusqu’au 21 janvier. Témoignant d’actes horribles et inacceptables, d’un point de vue intime, certaines scènes sont lourdes, presque insupportables à recevoir.