Des auteurs qui observaient les manoeuvres de marketing anti-science des compagnies de tabac, puis des pétrolières avaient tiré la sonnette d’alarme il y a longtemps. Plus récemment, d’autres avaient documenté la montée de courants anti-establishment qui réduisaient « la science » au rang d’une opinion parmi d’autres. En 2016, Facebook a confirmé que les craintes de ces auteurs étaient en dessous de la réalité.
Le problème n’est pas seulement que « sur Facebook, les fausses nouvelles sont plus populaires que les vraies nouvelles », comme l’avait titré en octobre une enquête du magazine BuzzFeed. S’il ne s’agissait que de fausses nouvelles sur des chats à cinq queues ou des pingouins volants, on en aurait ri lors des Fêtes de fin d’année. Le problème est que ces fausses nouvelles sont devenues un symbole de la fragilité de ce que nous pensions naïvement être une société de plus en plus rationnelle. Et derrière cette « guerre à la science », c’est une fragilité de la démocratie elle-même qui surgit au grand jour.
On ne devrait pourtant pas en être si étonné. Voilà des années que les neurosciences répètent que notre cerveau est programmé pour croire plutôt que pour réfléchir. Un corpus de connaissances brillamment vulgarisé en 2012 par le psychologue Daniel Kahneman dans son livre Thinking Fast and Slow, qui parle d’un cerveau « lent » — celui qui soupèse, réfléchit avant d’agir — et d’un cerveau « rapide » — celui qui juge sur-le-champ. Et le rapide est toujours dominant. Notre cerveau est une « machine à sauter aux conclusions ». Il a évolué chez nos ancêtres animaux pour prendre des décisions à grande vitesse, pas pour faire l’effort de réfléchir. Notre cerveau « fonctionne d’abord sur le principe de la loi du moindre effort ».
Au-delà des neurosciences, ce n’est pas non plus comme si les signaux d’alarme avaient manqué en politique. Après tout, on vous parlait sur ce site, il y a déjà 10 ans, des manoeuvres de l’administration d’alors de George W. Bush pour s’ingérer dans les rapports scientifiques de son propre gouvernement sur le climat ou sur la pilule du lendemain. Le gouvernement canadien de Stephen Harper s’est fait maintes fois reprocher le même type d’ingérence dans la décennie qui a suivi. En remontant plus loin encore, le créationnisme à la sauce américaine a « évolué », pour remplacer son image d’une croyance religieuse par celle d’une « opinion » cherchant « légitimement » à s’insérer dans le débat. Et des politiciens sont tombés dans le panneau.
Mais ce qui a changé depuis 10 ans, et qui a explosé en 2016, c’est que les outils du numérique ont permis aux opinions les mieux financées — ou les plus bruyantes — de renforcer des chambres d’échos où leurs partisans n’écoutent plus que ce qui conforte leurs propres opinions. C’est ainsi que des climatosceptiques et des anti-vaccination en deviennent encore plus polarisés, convaincus que l’autre camp représente l’establishment désireux d’étouffer leur « point de vue ».
Le futurologue Nicholas Carr, dans son livre Utopia is Creepy paru cette année, écrit que là où les utopistes imaginaient il n’y a pas si longtemps un futur qui, grâce à Internet, serait gouverné par l’intelligence et le partage d’information, il y voit pour sa part un présent gouverné par le marketing et la désinformation virale.
La solution est pourtant connue: il faut améliorer l’esprit critique du citoyen. Entre autres, celui des ados, nous rappelait une nouvelle étude le mois dernier. Or, « améliorer l’esprit critique » n’a rien de révolutionnaire: la solution est connue depuis l’époque où les relationnistes des compagnies de tabac réussissaient à faire croire qu’un scientifique qui écrit dans le Wall Street Journal que le tabac ne cause pas le cancer, c’est la même chose qu’un scientifique qui publie une étude sur le cancer dans Nature.
« Améliorer notre esprit critique », cela signifie prendre conscience qu’on doit toujours douter d’une opinion, même si elle confirme la nôtre. Ça signifie aussi, apprendre à distinguer un fait d’une opinion. Et améliorer l’esprit critique en science, ce n’est pas décrocher un doctorat en physique: c’est entre autres apprendre ce qui distingue une étude fiable.
Avec le recul du journalisme scientifique depuis 25 ans, c’est loin d’être gagné, mais le mouvement de vérification des faits entrepris dans plusieurs médias ces dernières années, et auquel se rattache le Détecteur de rumeurs créé cette année, permet de rêver à un retour du balancier. Et si 2017 devenait plutôt l’année où la lutte à la désinformation aura pris un nouveau visage?