Il y a de ces instants où l’on se dit que la musique transcende tout le reste; où l’interprétation d’un morceau est si parfaite, si juste, que l’on se prend à penser que la musique n’est plus une invention humaine, mais plutôt quelque chose d’intemporel, qui a toujours existé. Et mercredi soir, l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) a offert l’un de ces moments.
L’Amérique de Glass, Barber et Gershwin, titrait le programme de la soirée, programme auquel on avait également ajouté du Stravinsky et du Debussy. Pas tout à fait des Américains, mais les États-Unis ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans l’apport de l’immigration, et qui sommes-nous pour chipoter?
Stravinsky, donc, avec son Chant du rossignol aux accents résolument asiatiques, une modification de la partition de l’opéra Le rossignol. Un Stravinsky quelque peu cabotin, qui s’amuse avec les notes, pour donner une pièce mystérieuse, nimbée de parfums capiteux. La mise en bouche idéale pour le reste du programme.
Philip Glass fut notre premier Américain de la soirée, avec son Concerto pour violoncelle et orchestre. Pour l’occasion, le violoncelliste Matt Haimovitv était de la partie. Un violoncelle qui est d’ailleurs venu déranger. Puissant, tourmenté, quasiment distordu, le son de l’instrument venait ajouter l’équivalent d’un « grain » sonore à la musique de l’orchestre. Et que dire du concerto! Tiraillée, parfois sombre… à l’image, peut-être, de l’histoire du pays de l’Oncle Sam, ou de ce qu’il risque de devenir dès janvier, l’oeuvre composée en 2001 s’adapte parfaitement bien au contexte actuel, tout comme elle trouvait certainement sa place dans les semaines tourmentées suivant les attentats du 11 septembre.
On assistait en fait à un dialogue tout en nuances entre le créateur et sa créature, entre un public saisi au coeur et des musiciens que l’on pouvait croire investis d’une mission.
Mais le moment tant attendu est survenu pendant l’interprétation de la Toccata festiva, pour orgue et orchestre de Samuel Barber. Le moment de grâce, ou est-ce plutôt le moment du triomphe?
Cette oeuvre hétéroclite, multifacettes, déclenchant parfois la fureur des dieux, parfois le calme après la tempête, cette grande fresque portée par l’orgue est venue emporter la foule d’un mouvement rapide et efficace. Aux commandes de l’orgue Pierre-Béïque, Paul Jacobs s’en donnait à coeur joie, naviguant sans peine sur des paysages démesurés, à travers des terrains traîtres.
Et soudain, l’illumination. Jacobs qui lâche les claviers de l’orgue pour ne jouer qu’avec les pieds. Ou, plutôt, pour jouer merveilleusement bien, et seulement avec les pieds. Pire encore, aussitôt la superbe pièce de Barber terminée et la fin du tonnerre d’applaudissements, voilà que Jacobs reste assis à son instrument et annonce qu’il jouera du Bach pour un rappel improvisé. Quelques minutes de pur bonheur. Et si ce journaliste n’était pas si farouchement athée, on pourrait aller jusqu’à dire que c’est là que réside le divin. Pas dans les prières, ni les livres sacrés, mais dans la musique à la fois magnifiquement complexe et étonnamment simple.
Que dire du reste? Que l’American in Paris de Gershwin était lui aussi très bien exécuté? Sans rien enlever à l’orchestre, ni au compositeur, il était difficile de donner suite à tant de beauté. On ressortira de la Maison symphonique sur un petit nuage, légèrement attristé par le fait que ce moment de temps suspendu n’aura duré que quelques instants.