Matsuev est un habitué de l’OSM. On l’aura aperçu à quelques reprises sur les planches de la Maison symphonique ces dernières années, défendant la culture russe avec fougue et prestance. Mardi soir ne faisait pas exception, car le pianiste émérite nous livra le sublime Concerto No. 2 de Prokofiev.
Ce concerto est probablement l’un des plus difficiles de tout le répertoire. Joué pour la première fois en 1913 par le russe virtuose, il a été composé à l’origine en mémoire d’un ami pianiste disparu, Maximilian Schmidthof. Atypique, il compte 4 mouvements au lieu des 3 habituels, il se distingue par sa cadence effrénée exigeant une technique tout simplement extrême, mais surtout par sa puissance et sa constante oscillation entre des doubles croches perpétuelles, précisément au moment où toute la force de l’orchestre revient en force dans un crescendo grandiose, cinématique et déchaîné.
Imposant, théâtral et puissant comme une lourde machine de guerre, Matsuev livra une démonstration digne d’un des plus grands concerts classiques. Dès l’ouverture, l’orchestre dirigé par le chef américain James Conlon nous permit d’apprécier une résolution quelque peu feutrée de l’orchestre dans son ensemble, mais où les cuivres furent couronnés de gloire tout au long de la prestation. Notons toutefois certaines imprécisions dans les moments les plus explosifs où la section des flutes aurait gagné, par équilibre, à s’exprimer davantage parmi le bouillonnement généralisé des cuivres qui s’en donnaient à cœur joie. Que cela ne tienne, la facture du premier mouvement – ode glorieuse à la Russie – aura été marquée par quelques passages plutôt brouillons du pianiste à la touche bourrue, mais pourtant tellement russe! Et quand l’orchestre enchaina dans un mouvement sombre et épique, on n’aurait pas pu s’empêcher d’en faire la comparaison avec une musique de film bien connue de John Williams…
Gesticulant, piochant de tout son soûl, Matsuev repris le flambeau de plus belle pour le Scherzo, magnifique exercice stylistique où les deux mains doivent travailler en même temps pour soutenir cette incessante répétition de doubles croches. Lorsque la finale du concerto s’acheva sur un fond de nostalgie, Matsuev se leva d’un bond, dans un dernier soubresaut, presque en transe. Sous les tonnerres d’applaudissements, la foule commanda un rappel impératif, ce qui est rarement vu. Sortant et revenant sur scène d’une lourde démarche déterminée, comme un boxeur faisant son entrée dans le ring, Matsuev, ou la bête, gratifia les spectateurs de deux rappels déchaînés, presque hors de contrôle, observé par l’orchestre un peu médusé devant tant d’arrachement de notes virevoltantes. D’autant plus que ce second rappel honora la mémoire d’Oscar Petterson.
En début de concert, la Symphonie no. 1 de Chostakovitch étonne par la facture contemporaine de sa composition. Confinant envers la modernité qui s’ouvrait sur son pays, c’était dans l’ignorance du suprématisme russe stalinien qui s’amorçait qu’il composa cette œuvre. Contemporaine à postériori peut-être, mais là encore tellement russe. Sombre, triste, torturé, le premier mouvement s’articule comme une prémonition du futur politique sombre qui allait draper le compositeur toute sa vie durant. Presque ludique, le premier mouvement enveloppe l’auditeur dans la continuité des tonalités graves de l’archet, alors que le basson et le hautbois sont à l’honneur tout en développant un thème inquiétant qui se termine en fanfare. Dans le deuxième mouvement, plus cinématographique, le soubresaut des violons implique une succession d’émotions hésitantes et angoissantes. Les coups dissonants du piano sont soutenus par une lueur étiolée des cordes, magnifique transcription quasi robotique de l’angoisse stalinienne. L’influence de Stravinski est remarquable et les référents à la musique de film contemporaine sont ici évidents. Quant au troisième mouvement dit tapageur, il s’acheva hier soir non sans une certaine distorsion parasite du côté des cuivres.
Le concert se termina dans la frénésie suite au passage de Denis Matsuev. Après ses multiples rappels, nous eûmes droit à quelques extraits de l’opéra La Khovanchtchina de Modeste Moussorgski. Récits épiques se déroulant sous le régime tsariste, tantôt enneigés d’un blizzard russe, tantôt romantiques et désespérés, mais toujours grandioses et inquiétants, l’orchestre dirigé par James Conlon su dépeindre avec brio cette succession de tableaux simples. Conlon su bien équilibrer son jeu, notamment dans la scène de « l’immolation et finale » nourrie d’un heureux solo de tambour et de carillon ; les graves des cordes bien préservés, tel un leitmotiv d’une fréquence basse répétée à l’unisson, comme le glas d’une cloche sans appel.
L’OSM présentera à nouveau cette performance, sans nul doute l’une des plus virtuose de la saison actuelle, ce jeudi et vendredi à la Maison Symphonique.
Pièces jouées:
Chostakovitch, Symphonie no 1 en fa mineur, op. 10
Prokofiev, Concerto pour piano no 2 en sol mineur, op. 16
Moussorgski, La Khovanchtchina (arr. D. Chostakovitch) (4 extraits) : Prélude, « Danse des esclaves perses » (Acte 4), « Exil de Golitsyne » (Acte 4) et « Immolation et finale »