Il y a de ces moments, dans la vie, où l’on se dit que le timing est irréprochable, et que des événements se produisant en rapide succession sont forcément liés par le destin, plutôt que de n’être que des coïncidences. La sortie d’Orwell, un jeu de gestion développé par la boîte allemande Osmotic Studios, est l’un de ces événements.
Comment ne pas estimer, en effet, que l’arrivée de ce jeu de surveillance policière et d’espionnage étatique sur la plateforme Steam, le 27 octobre, ne tombe pas exactement au bon moment? Au Québec, mais aussi dans l’ensemble du pays, des affaires d’espionnage de journalistes et de simples citoyens font trembler les piliers de la démocratie, et remettent en question les fondements de la notion de vie privée.
À l’échelon fédéral, le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS), a conservé pendant 10 ans une gigantesque banque de métadonnées sur la population, allant à l’encontre du principe de protection des informations personnelles. Tandis que chez nous, la Sûreté du Québec et la police de Montréal ont procédé au filtrage des registres d’appel et des métadonnées liées aux conversations téléphoniques d’une dizaine de policiers. Pire encore, on apprenait lundi matin que le maire de Montréal, Denis Coderre, aurait directement demandé au chef de la police de la métropole de s’intéresser à une affaire de contravention supposément impayée rapportée par Patrick Lagacé, un chroniqueur influent du journal La Presse.
Bref, tandis que l’idée de la liberté de presse est battue en brèche par ces révélations choquantes – mais pas vraiment, quand on y pense -, Orwell place le joueur dans la peau d’un fonctionnaire anonyme chargé d’enquêter sur diverses personnes possiblement liées à une série d’attaques terroristes. Orwell, c’est bien sûr le nom de famille de l’auteur du roman 1984, où la surveillance de masse est poussée à son paroxysme, mais aussi le nom du système mis en place par le Parti, au sein de la Nation, pour « assurer la sécurité ».
Suite à un attentat Place de la liberté (forcément), Orwell est lancé dans sa version de test. En épluchant la vie d’une suspecte, en se branchant sur l’équivalent de son compte Facebook, et éventuellement en écoutant ses conversations téléphoniques, voire en s’introduisant dans son ordinateur. Tout y passe pour la défense des intérêts supérieurs de la Nation, et les libertés individuelles sont rapidement mises en pièce à partir d’une interface informatique neutre.
Gloire à Arstotzka
À bien y penser, le fonctionnaire anonyme installé aux commandes d’Orwell pourrait être le confrère du douanier de Papers, Please. Les deux sont coincés dans un système dont ils ne peuvent s’extirper, prisonniers d’une machine inhumaine aux accents un peu trop réalistes pour passer pour de la fiction.
Après tout, si l’actualité des derniers jours le prouve, les autorités canadiennes et québécoises ont effectivement accumulé des données importantes sur des citoyens, et ce au mépris du respect de la vie privée. Quant au gouvernement américain, hé bien, faut-il encore parler des révélations d’Edward Snowden? Voilà pourquoi jouer à Orwell prend rapidement des allures angoissantes. Oui, le jeu est parfois direct dans sa façon de présenter les informations. Les allusions à 1984 sont claires comme de l’eau de roche, même en faisant abstraction du titre. Le superviseur, Symes, a des allures de Smith, le protagoniste de 1984 travaillant au ministère de la Vérité. Et le professeur d’université ayant lancé un groupe de réflexion pouvant s’être transformé en cellule terroriste par la suite ressemble à s’y méprendre à Goldstein, l’ennemi public numéro 1 de l’Océanie, patrie de l’AngSoc.
Mais ce qui inquiète, surtout, ce qui rend Orwell particulièrement réaliste, ce sont les similarités avec la vraie vie. Lire des courriels ou des billets de blogue publiés en ligne. Passer une page Facebook au peigne fin. S’informer grâce aux médias numériques. Pirater des ordinateurs. Tout cela est possible en ce moment, et on peut affirmer sans peine que quantité d’agences nationales s’en donnent à coeur joie, ici comme ailleurs, au nom de la « sécurité ». Pire encore, cette facilité présentée par Orwell donne justement envie de résoudre l’énigme, d’aller jusqu’au bout des cinq épisodes (trois sont disponibles pour l’instant), de protéger la veuve et l’orphelin. On se dit qu’on agit pour le bien commun, pour éviter la mort d’innocents, pour assurer que la population soit en sécurité, que les bombes cessent de sauter.
Puis on se dit qu’on fait peut-être partie du système. Et on oublie progressivement là où devrait s’arrêter le pouvoir de l’État pour laisser la place aux libertés civiles, mais où ne se trouve plus, aujourd’hui, qu’un grand flou où l’on erre sans balises, en inventant ses propres règles en espérant ne pas se faire attraper.
Orwell vaut amplement les 11 $ exigés sur Steam, ne serait-ce que pour les questionnements qu’il provoque. Espérons néanmoins que les dilemmes cornéliens seront plus nombreux au fur et à mesure que l’enquête progressera. Il serait dommage de gaspiller tant de potentiel.
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