La plupart des consommateurs savent qu’une compagnie de gomme ou de shampoing qui donne des échantillons dans les lieux publics ne le fait pas par générosité. Avant, on disait que la moitié de l’argent dépensé en publicité était gaspillé, le problème c’était qu’on ne savait pas quelle moitié, note Jacob Weisberg dans une critique de deux ouvrages dans le New York Review of Books à paraître le 27 octobre. Aujourd’hui, poursuit-il, on dit plutôt que si vous ne payez pas, vous êtes le produit.
« Conte-moi donc une joke ! », s’exclame un monsieur au comptoir de dégustation de la Société des alcools du Québec ( SAQ ) des Halles d’Anjou. Lui et son acolyte farceur buvaient un verre après l’autre comme s’ils étaient dans une soirée. Fidèle à sa tâche de remplir les gobelets et de nommer les vins, l’employée souriait en guise de service à la clientèle pendant leur conversation. Ces deux hommes manquaient-ils de savoir-vivre ou reprenaient-ils leur dû sur cet alcool que l’État nous vend trop cher ? Une bouteille de vin au Canada est douze fois plus taxée qu’en France et 30% plus qu’aux États-Unis, selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économique ( OCDE ) en 2014.
Dans un autre secteur, le gouvernement tient un autre type de « comptoir de dégustation » où les ressources du sous-sol du territoire québécois sont en jeu. Dans son ouvrage Paradis fiscaux : la filière canadienne parut en 2014, le chercheur Alain Deneault explique que le Plan Nord du gouvernement de Jean Charest lancé en 2011, de même que le Nord pour tous présenté par le gouvernement de Pauline Marois en 2013, subordonne les décisions et activités de ce secteur lucratif aux intérêts de l’industrie minière. Pour reprendre la comparaison, c’est comme si les deux hommes avaient le droit de boire toutes les bouteilles et de virer la succursale en « garden-party ».
Au cœur des Halles d’Anjou, la scène passerait de cocasse à rocambolesque. Par contre, l’employée serait à plaindre de devoir les endurer. « Depuis le milieu du XXe siècle, le gouvernement du Québec a aménagé son territoire de façon à satisfaire l’industrie minière. Pour faciliter l’accès aux sites, des routes sont prolongées, des infrastructures ferroviaires développées, des aéroports aménagés ou des projets de ports en eau profonde mis à l’étude », énumère Alain Deneault. Alors, la gratuité qu’offre le gouvernement aux compagnies minières coûte le prix des infrastructures et des études à tous les contribuables.
Se réapproprier les ressources minières, du moins les gérer, pourrait permettre à l’État de générer un revenu afin de diminuer le prix de la bouteille de vin, ou encore servir à financer la presse étant donné qu’il y a « un déficit d’information qui affecte la vie démocratique au Québec, surtout dans les petites municipalités », soutient Marc-François Bernier de l’Université d’Ottawa, rapporte le magazine Trente de l’automne 2016.
Papier et numérique
Certains médias ont remanié le concept de la gratuité en donnant des journaux aux stations de métro, à l’extérieur comme à l’intérieur. La quantité de papier utilisée ne faisait pas le poids contre la gratuité d’un journal consulté pendant un « temps mort » qu’est le trajet en se rendant au travail ou à son institution scolaire. La publicité affichée dans ses pages assurait un revenu suffisant pour financer le processus de la rédaction à la distribution.
Aujourd’hui, les grands médias utilisent une autre forme de gratuité issue de l’innovation technologique. « Nous accordons de plus en plus d’importance aux facteurs qui amènent plus de clics, plutôt qu’aux informations que nous devons fournir afin de servir l’intérêt public », critique le président du Montreal Newspaper Guild Ron Caroll, rapporte le magazine Trente. Cependant, l’utilisation de ces données sur les « clics » varie d’un média à l’autre. À La Presse, ces données sont réservées à la direction de l’information, tandis qu’au Devoir, les données sont diffusées dans la salle de rédaction à la vue de tous les journalistes, rapporte la journaliste Anaïs Brasier.
Les données sur les « clics » et la publicité ne sont pas suffisantes pour offrir de l’information de qualité aux citoyens. Le directeur du Devoir Brian Myles réclame une aide financière gouvernementale ne serait que pour accompagner les lecteurs dans la transition numérique dans le support de leur choix. « Il y a de l’aide gouvernementale aux médias dans les pays scandinaves, et c’est là que la liberté de presse est la plus grande. La société a besoin de journalistes pour avoir accès à de l’information d’intérêt public », affirme Marc-François Bernier de l’Université d’Ottawa à la journaliste Geneviève Guay.
N’empêche que l’ensemble des consommateurs scandinaves doit payer leur alcool beaucoup plus cher qu’au Québec, parce que plus taxé. Le président de la compagnie Egils qui produit et distribue des produits alcoolisés en Islande, Olgerdin Egil Skallagrinson estime que le gouvernement retient 90% du prix d’une bouteille de vodka, d’après IceNews en 2011.
Zuckerberg et Martinez
Le géant Google est devenu le diffuseur de marchandise qui a fait le plus de profit dans l’histoire de l’humanité, générant des revenus annuels de 75 billions $, d’après l’ouvrage The Attention Merchants : The Epic Scramble to Get Inside Our Heads de l’auteur Tim Wu parut le 18 octobre. Suivant les traces du géant au niveau de la diffusion de l’information, le média social Facebook diffuse 43% des liens vers les nouvelles, rapporte Jacob Weisberg dans une critique du New York Review of Books à paraître le 27 octobre.
Au départ, les cofondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin ont rejeté la publicité à cause de son potentiel de corruption en pensant que les vendeurs et les acheteurs allaient nuire au développement de leur système. Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg a également rejeté la publicité au commencement, la voyant comme une façon de perturber l’expérience de l’utilisateur. « Vous commencez avec une vision idéalisée d’un système pur, vous procédez à une croissance exponentielle et bilatéralement, vous ouvrez le robinet pour remplir le seau avec des revenus », synthétise l’auteur Tim Wu donnant en exemple les médias sociaux YouTube, Twitter, Pinterest, Instagram et Snapchat.
Pour reprendre l’analogie de l’auteur Tim Wu, Antonio Garcia Martinez a conçu un « robinet et un seau » pour le média social Facebook de 2011 à 2014. Dans son autobiographie Chaos Monkeys : Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley parut en juillet 2016, il explique qu’il a participé à la création d’un marché en ligne en insérant des publicités « programmées » sans le rituel habituel entre l’acheteur et le vendeur. « À chaque fois que vous allez sur Facebook ou sur ESPN.com ou autre, vous dégagez une méchante escalade d’argent, de données et de pixels qui impliquent des câbles de fibre optique sous-marins, les meilleures technologies de bases de données au monde et tout ce qui est su sur vous par un étranger avide », écrit-il avec sarcasme.
Si les utilisateurs utilisent Google pour chercher des biens et des services, les commerçants utilisent Facebook davantage pour marquer l’esprit des consommateurs que pour faire des ventes, rapporte Jacob Weisberg. Ainsi, Facebook offre un lieu de diffusion privilégié rejoignant 1,7 billion d’utilisateurs répartis autour du globe. L’utilisateur moyen passe 50 minutes par jour sur le site et ses applications.
Au-delà des espaces publicitaires, des « clics » et des « post » des utilisateurs, Mark Zuckerberg garde son droit de veto sur le contenu de son média social qui s’apparente à de la censure. À titre d’exemple, Facebook a retiré de son fil de nouvelles une vidéo suédoise de sensibilisation au cancer du sein montrant des personnages animés se faisant l’auto-examen des seins, ainsi que la photographie célèbre de la jeune fille vietnamienne nue brûlée par le napalm, rapporte le Guardian du 20 octobre.
À la lumière de cet emboîtement de systèmes informatiques qui suscitent l’attention du citoyen, l’intérêt public dans le traitement et la diffusion de l’information serait mieux préservé par un moniteur de recherche national comme Seznam en République tchèque.