Chloé Ouellet-Payeur
« J’ai pas compris ce qui s’est passé. C’était quoi l’histoire? », a demandé un jeune spectateur à son ami, à la sortie du théâtre Denise-Pelletier où était présentée la première d’Abîmés – quatre courtes pièces de Samuel Beckett.
Dans ce spectacle monté par la compagnie Joe Jack et John, chercher « l’histoire » littéralement énoncée sur scène ne vous aidera probablement pas à en tirer une expérience riche. Je crois d’ailleurs qu’il en est de même pour la plupart des œuvres scéniques contemporaines : se raccrocher à « l’histoire » n’aide que rarement à comprendre les enjeux présents dans un spectacle vivant. Si on essaie de lire celui-ci comme on lit un roman, on rentrera chez soi confus. On passera certainement à côté de l’essentiel. C’était d’ailleurs flagrant dans le cas de cette œuvre-ci, puisqu’elle remontait des pièces que l’on associe au théâtre absurde, par Samuel Beckett.
Pour les spectateurs avertis, qui connaissaient déjà le mandat de la compagnie de théâtre de création Joe Jack et John, certains enjeux se manifestaient avant même que ne débute le spectacle. La simple existence d’une œuvre avec une démarche aussi marginale lui donnait déjà une grande valeur. Depuis treize ans, Joe Jack et John engage entre autres des interprètes ayant une déficience intellectuelle. Suivant une démarche inclusive, la compagnie prône une diversité des réflexions au sein de son équipe. Elle met en scène des gens souvent mis en marge de la société pour donner vie à des pièces de théâtre multidisciplinaires présentant « la figure de l’antihéros ». Plutôt que de pointer du doigt le handicap de certains interprètes et d’en faire un cas, chacun est utilisé pour son plein potentiel expressif. On a pu y apprécier le travail des interprètes Marc Béland, Guillermina Kerwin, Gabrielle Marion-Rivard, qu’on a d’ailleurs vue dans le célèbre film Gabrielle en 2013, et Michael Nimbley.
Ce spectacle était en soi un fort paradoxe. On a assisté à la recréation de pièces d’un auteur extrêmement contraignant, par une compagnie de création qui prône la diversité. Pour Joe Jack et John, qui ne travaille habituellement pas à partir de textes préexistants, il s’agissait d’ailleurs d’une première œuvre de répertoire. Catherine Bourgeois, cofondatrice de la compagnie, en signait la mise en scène ainsi que la scénographie, deux chapeaux qu’elle a su porter avec originalité et justesse. Elle a expliqué, lors de la discussion avec le public, qu’elle s’est intéressée à Samuel Beckett entre autres parce qu’il a dédié une grande partie de sa dramaturgie à des personnes en marge de la société. Elle y a vu une similarité avec la mission de Joe Jack et John ainsi qu’avec le type de distribution qu’elle préconise dans sa compagnie.
Les pièces remontées n’étaient pas parmi les plus connues de Beckett. À la suite d’un prologue, on a vu les pièces Souffle, Pas, Quoi où et Impromptu d’Ohio. Souffle, recréée différemment à trois reprises lors du spectacle, est une pièce de 25sec dont l’unique texte est, comme le dit le titre, un souffle. Chacune de ces pièces était déjà, à la base, assez courte et singulière.
On nous a offert différentes couches de paradoxes, se mêlant étrangement bien aux pièces de Beckett pour en faire ressortir l’absurdité d’une manière nouvelle. Des choix de mise en scène originaux ont su mettre de l’avant ces paradoxes pour en faire une pièce riche et vibrante. Des personnages s’isolaient, se dédoublaient, créant des décalages qui font réfléchir, rire, ou pleurer.
« L’acteur, il s’est fait payer pour faire ça? Moi aussi, j’aurais pu le faire! », dit un jeune spectateur à son ami, après le spectacle.
Voilà le type de commentaire que l’on fait aussi lorsqu’on voit un tableau abstrait pour la première fois. Des lignes mal dessinées sur un fond blanc, j’aurais pu faire cette « œuvre » moi-même. Bien que de telles réactions me choquent, elles ne sont pas étonnantes de la part de spectateurs mal informés au sujet du spectacle auquel ils venaient d’assister.
Quand un artiste s’exprime, dans un désir de partage, il n’essaie généralement pas de montrer sa virtuosité, de prouver qu’il est bon. Il essaie surtout, en toute humilité, d’exprimer quelque chose de plus grand que lui. On apprécie qu’Abîmés nous ramène, avec une création scénique humble et juste, à l’absurdité de notre condition humaine, comme a su le faire le fameux Beckett dans son œuvre du XXe siècle. Présenté à la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 22 octobre, je vous conseille fortement d’aller voir ce spectacle dont la démarche est des plus inspirantes.