Chloé Ouellet-Payeur
Dans le cadre de sa nouvelle création chorégraphique Pour (« couler », « écoulement » en anglais), Daina Ashbee s’est intéressée à la relation qu’ont les femmes à leur cycle menstruel. Souvent associé à des douleurs intenses et à des situations dérangeantes, il est difficile de se sentir en harmonie avec ce phénomène naturel et inévitable qu’est la menstruation.
Je dois avouer un fait gênant, que je suis loin d’être la seule à l’avoir vécu: en lisant le texte de présentation de l’œuvre, j’ai été quelque peu répugnée par le thème. Pourtant, il fait partie de mon quotidien en tant que femme. J’ai donc d’abord voulu voir cette pièce par envie de tester mes propres limites à la réception d’une création artistique traitant d’un sujet aussi tabou et évocateur de désagréments. C’était la première chorégraphie de cette jeune artiste contemporaine à laquelle j’assistais.
L’inconfort
Dans le programme du spectacle, présenté au théâtre La Chapelle du 26 au 30 septembre, on lit que Pour soulève le tabou des « douleurs intimes » reliées au cycle menstruel, ainsi que des « résonnances émotives » que ces douleurs amènent. On lit aussi que « l’artiste utilise des images opposées de la chasse au phoque : la chasse de subsistance autochtone et l’abattage commercial ». Avec une telle description, j’étais prête à voir du sang gicler. L’espace scénique étant recouvert d’un tapis pâle, j’ai cru que celui-ci serait maculé de sang d’ici la fin du spectacle. Cependant, Ashbee ne s’est pas arrêtée au premier degré: ces idées ont été explorées d’une manière bien singulière. Si je n’ai pas été troublée par des scènes sanguinaires dégoulinantes traitant du phénomène de la menstruation et de la chasse de façon explicite, j’ai été dérangée par des images fortes touchant à différents sens. Le tapis spongieux couvrant la scène, dont j’allais plus tard comprendre l’utilité, est demeuré immaculé.
Avec un niveau d’investissement troublant de la part de l’interprète soliste Paige Culley, j’ai éprouvé des inconforts face auxquels je me retrouvais impuissante. Par ses cris stridents, ses regards insistants, son corps crispé, les petits coups qu’elle s’est infligés à répétition, j’ai été dérangée à plusieurs reprises. L’interprète a poussé de longs cris extrêmement aigus. Puis, des éclairages en plein visage ont forcé le public à plisser les yeux ou à baisser le regard pendant près d’une minute. À peine le spectacle commencé, on avait déjà mal aux oreilles et aux yeux.
Sirène captivante
Puis, si on osait ouvrir les yeux pour affronter la lumière aveuglante, on voyait une jolie jeune fille, torse nu, simplement vêtue d’un jean, fixant un spectateur dans les yeux. À moins d’un mètre du public, elle ne lâchait pas sa victime du regard. C’est ainsi que je nous percevais, les spectateurs : des victimes. Nous étions captifs, impuissants face aux désagréments qui nous étaient imposés. En plus d’être interpellés par le regard direct de Paige Culley, la lumière était souvent dirigée vers nous, nous incluant dans le développement de l’œuvre. Avec un solo aussi physiquement engagé, dans un espace vide, il nous était impossible de détourner le regard pour nous rattacher à autre chose que l’action en cours. Impossible de ne pas se sentir impliqués.
Après s’être traînée au sol doucement telle une sirène, elle a pris une courte pause, pour ensuite se soulever légèrement en mettant tout son corps en tension, se tordant au ralenti. Elle a continué son trajet ainsi, sans relâcher cette tension, pour un bon moment. Mon corps répondait physiquement à sa proposition. Après avoir eu mal aux oreilles et aux yeux, j’avais maintenant mal aux muscles.
Tel que mentionné plus haut, la qualité spongieuse du tapis allait être utile : pendant quelques minutes qui m’ont paru très longues, Paige Culley s’est mise à frapper le sol, faisant rebondir tout son corps sur un rythme régulier, dans différentes positions. Après un moment, je me suis rendu compte, assise sagement sur mon siège, que ma cuisse se contractait d’elle-même au rythme des coups que Paige Culley s’infligeait.
Artiste à suivre
C’est d’abord une pièce que l’on ressent. Les moments décrits précédemment sont ceux qui m’ont particulièrement marquée. Puisque ce spectacle touche aux sens, chaque spectateur le vit à sa manière. Riche en références à la douleur intime, à la force et à la vulnérabilité, transformant des situations de femme vulnérable en cris animaux en détresse ou d’étrange sirène sortie d’un film d’horreur, l’œuvre fait émerger des images qui diffèrent selon le vécu personnel de chacun.
Très contemporaine, cette pièce joue avec des cordes sensibles, soulève des enjeux et tabous actuels, remettant en question des conventions socialement acceptées (ou pas). Le travail de Daina Ashbee est très singulier, témoignant également de ses origines hollandaises et cries, dont elle récupère certains aspects traditionnels. Finaliste du Prix du CALQ – Œuvre de la relève à Montréal en 2015 pour sa création précédente, Unrelated, Daina Ashbee est une artiste à suivre.