Emmanuelle Ceretti-Lafrance
Dans la solitude des champs de coton est une pièce à monologue dans laquelle s’affrontent et se confrontent sournoisement un vendeur et un acheteur. Originellement écrit pour deux hommes, le metteur en scène Roland Auzet a fait le choix artistique d’engager deux actrices pour jouer ce texte : Anne Alvaro et Audrey Bonnet.
Le Théâtre Prospéro et le Groupe de la Veillée présentent Dans la solitude des champs de coton du 12 au 17 septembre, un texte phare de l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès. Peut-être connaissez-vous quelques-unes de ces œuvres, tel Roberto Zucco, La nuit juste avant les forêts ou encore Combat de nègre et de chiens.
Lors de son arrivée au Prospéro, le spectateur se voit remettre des écouteurs. Isolé du monde et des autres, il attend le départ. Il est alors escorté vers l’arrière du théâtre, dans une ruelle de style industriel ; plafond de béton, recoins sombres, entourée de barrières et de clôtures. Le spectateur attend, regarde autour de lui, se demande qui fait partie du spectacle et qui est, comme lui, simple témoin. Soudain, une voix résonne dans ses oreilles. D’où vient-elle? Il lui faut quelques minutes avant de repérer la source. Il s’agit d’une femme. Elle se qualifie de vendeuse, de dealer et sait ce que le client désire. Le spectateur se demande : le client, est-ce lui-même? Pourtant, une ombre glisse silencieusement entre le public, dans la nuit éclairée par les lampadaires. Il s’agit du client, de l’acheteur. Commence donc une joute verbale entre les deux protagonistes. Le vendeur tente de séduire l’acheteur, de lui proposer un «deal». Le spectateur est invité à se déplacer dans l’espace comme il le souhaite, à suivre les personnages sans déranger la représentation. Lorsque le spectateur perd de vue les actrices, il reste toujours leur voix, comme une lumière dans le noir de la nuit. Une expérience immersive où la parole est reine.
À un moment, le public est invité à entrer dans la grande salle. Certains s’assoient sur les chaises disposées de manière bifrontale, symbole d’une représentation théâtrale, alors que d’autres s’échouent au sol, faisant donc partie intégrante de l’espace de jeu. Un droit que l’auditoire n’a que trop rarement au théâtre. Leur scène devient notre scène. Le spectateur a alors la possibilité d’enlever ses écouteurs, s’il le désire. Toutefois, l’expérience n’est pas la même. Il perd la respiration profonde des actrices, il perd l’intensité du duel vocal. Il les garde donc.
Sur un fond de musique changeant selon l’émotion véhiculée, les deux femmes récitent leur texte comme une chanson, alternant les phrases lentes, rapides, parlant à grands cris ou à voix basse, parfois presque en chuchotant. Le spectateur assiste à une chasse grandeur nature du chat et de la souris, où il est par contre impossible de déterminer qui joue avec qui. Un match de tennis où la balle est gardée longtemps dans un camp, mais renvoyée avec dextérité à l’adversaire. Cette lutte de pouvoir amène le spectateur à se demander en fin de compte, qui a besoin de qui dans la relation vendeur et acheteur. Qui dépend de qui dans toutes relations humaines en fait. Qui tente de séduire qui? Qui représente une menace pour l’autre? Quand deux personnes que tout oppose s’affrontent, qui gagne? Bernard-Marie Koltès nous apprend à craindre la violence de la camaraderie et c’est exactement ce que le rapport entre les deux personnages de la pièce démontre. Une critique de l’aliénation sociale à travers les contrastes ; le fort et le faible, le légal et l’illégal, le jour et la nuit, l’homme et l’animal.
Le spectacle s’achève avec des applaudissements endiablés et constants, allant même jusqu’à faire deux rappels. Et c’est fort bien mérité. Les deux actrices ont offert une performance spectaculaire et l’expérience est réussie. Le spectateur sort du théâtre avec une indubitable envie de silence.