Le journalisme, la presse libre, rouages essentiels d’une démocratie fonctionnelle, de décisions politiques, sociétales et économiques prises en s’appuyant sur des faits vérifiés. Mais selon l’organisme Reporters sans frontières (RSF), l’accaparement de ces médias par des gens aux poches profondes fait craindre, encore une fois, pour la véracité de l’information.
Dans une longue enquête publiée vendredi, l’ONG n’y va pas de main morte. Après tout, le titre, Médias – Les oligarques font leur shopping, en dit déjà long sur l’état de la situation. « De la Russie à la Turquie, de l’Inde à la Hongrie, et même dans les démocraties réputées les plus ouvertes, des personnages richissimes font usage de leurs fortunes pour faire leurs courses médiatiques », écrivent les gens de RSF, tout en notant qu’il arrive effectivement que ces bienfaiteurs nantis soient en mesure de sauver des journaux ou des groupes médiatiques par pur esprit philanthropique. « …Mais le plus souvent, ils mettent leurs propriétés au service de leurs activités tierces », poursuit-on, avant d’invoquer les risques de conflits d’intérêts et les coups portés à l’indépendance journalistique.
Plongeant vivement dans ce qui est souvent un entrelacs de sociétés-écrans ou de filiales obscures, RSF a voulu exposer les machinations et les démarches de ces oligarques pour contrôler la presse et, bien souvent, y exposer leurs valeurs pour défendre leurs intérêts.
Véritable « vague de fond », Reporters sans frontières estime qu’aucun pays n’échappe au phénomène de contrôle des organes de presse. Le dernier fait d’armes de ces « nouveaux oligarques »? « Le rachat par Jack Ma, le patron du géant chinois du commerce électronique Alibaba, du South China Morning Post de Hong Kong, l’un des derniers fleurons de la presse libre, qui n’hésite pas à critiquer le régime de Pékin. »
Non loin de là, en Inde, la « plus grande démocratie du monde » compte certes 800 chaînes de télévision, mais toutes celles diffusant de l’information seraient détenues par des « milliardaires de l’ombre ». « En Inde, c’est un véritable coup d’État, estime le journaliste Manu Joseph, dont les propos sont repris par RSF. Un certain nombre de personnes qui ne portent pas la démocratie dans leur coeur se sont approprié la plupart des chaînes de télévision du pays. »
Un peu plus à l’ouest, en Turquie, la situation médiatique n’était déjà pas très rose sous le régime islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan. La tentative ratée de coup d’État, en juillet, a laissé au gouvernement toute la marge de manoeuvre nécessaire pour punir les « mutins » ou les « sympathisants », bien souvent membres de la presse. Des journaux, des éditeurs, des chaînes de télévision sont fermés. Parmi les organes d’information épargnés, on retrouve des patrons qualifiés de « meilleurs amis » d’Erdogan.
« Le contenu éditorial est strictement contrôlé par les patrons des médias qui ont leur propre agenda économique et sont en position de dépendance vis-à-vis du gouvernement. Avec – ou le plus souvent même sans – l’intervention des autorités, ils imposent une autocensure quotidienne et réduisent au silence des collègues qui défendent les principes journalistiques de base », rapporte Yavuz Baydar ancien ombudsman « viré comme des dizaines d’autres journalistes jugés trop critiques par le gouvernement de Recep Erdogan ».
Partout, dans ces pays se voulant modernes, RSF dit dénoncer un « capitalisme sans démocratie », « ce qui dans le domaine de l’information se traduit par l’émergence d’empires médiatiques dirigés par des oligarques qui ont prêté allégeance au pouvoir et qui, en apparence, se prêtent au jeu de l’offre et de la demande capitalistique et du développement technologique ». En bref, court-circuiter les aspirations démocratiques des peuples des pays en développement en contrôlant étroitement les moyens médiatiques.
Même en Occident
Sur le Vieux Continent, que l’on pourrait croire épargné par cette tendance au cloisonnement, l’intégration du pouvoir politique, économique et médiatique atteint parfois des sommets. À preuve Silvio Berlusconi, grand magnat de la presse italienne et européenne, milliardaire et anciennement chef du gouvernement. L’homme s’est fait montrer la porte du parlement italien, mais cela n’a pas empêché le Cavaliere de diriger son empire médiatique, qu’il emploie pour « défendre ses intérêts politiques comme économiques », peut-on lire dans le rapport.
En France, la cinquième fortune de France, la famille Dassault possède le groupe du même nom, ainsi que la Socpresse, société éditrice de plusieurs journaux, dont Le Figaro. « Selon de nombreux témoignages, Serge Dassault ne s’est pas privé d’intervenir lorsque le contenu des pages du Figaro n’était pas à son goût », apprend-on dans le document.
Au Québec, difficile de passer sous silence le « moment Péladeau » du Parti québécois, lorsque l’ex-dirigeant et toujours actionnaire de contrôle de Québecor a tenté sa chance comme chef de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale. Ses aventures politiques auront été de très courte durée, l’homme quittant son poste pour tenter de sauver son mariage, mais de nombreuses questions portant sur l’éthique journalistique de ses anciens employés et sa capacité de s’appuyer sur un empire médiatique supposément à sa botte n’auront jamais trouvé de réponse.
Aux États-Unis, enfin, le grand patron du géant de la vente en ligne Amazon, Jeff Bezos, a racheté le quotidien Washington Post pour la modique somme de 250 millions de dollars américains. De la menue monnaie pour ce multimilliardaire. Mais, encore une fois, RSF soulève la question des conflits d’intérêts. Au Post, trouve-t-on encore quelqu’un pour critiquer les stratégies d’affaires d’Amazon, bien souvent traitée d’esclavagiste pour le rythme de travail infernal imposé à ses employés?
« Il est préjudiciable pour le droit de tous à l’information que les reporters soient confinés dans des « prisons invisibles », enchaînés à des influences qui les empêchent de collecter et diffuser les informations avec pour seules références leur honnêteté, leur curiosité et leurs méthodes », écrit RSF dans la conclusion de son rapport, tout en qualifiant l’indépendance de l’information d' »enjeu majeur pour l’humanité ».