Les portes de la Société Textile sont ouvertes à l’angle de l’avenue du Parc et du boulevard Saint-Joseph à celles qui veulent tricoter et pratiquer des techniques d’artisanat. En entrevue, l’une des trois fondatrices, Amélie Laberge met de l’avant la valeur de transmission de leur entreprise.
Auparavant, les artisanes se rencontraient dans des cafés ou dans des lieux publics pour tricoter. « On ne peut pas rester deux heures quelque part, même si tu as réservé. Nous autres on arrive, on est 14. Puis, après deux heures… admettons que tu as pris une bière avec un nacho, parce que tu étais obligé de manger quelque chose avec ta bière, parce que… après deux heures où tu as ta table à 14, il commence à avoir des frictions avec le personnel », décrit Amélie Laberge. À force de vivre cette situation embarrassante, Amélie Laberge, Maude Levasseur et Catherine Lavarenne ont eu l’idée d’ouvrir un lieu où elles pourraient tricoter à leur aise sans sentir la pression de devoir consommer.
À la Société Textile, les artisanes payent leur présence à l’heure pour un maximum de 10 $ par jour. Elles ont accès à la cuisine et le Café Pagaille leur livre des sandwichs et des cafés à leur demande. Avant de trouver le concept de la « communauté » qui partage un espace de travail, les trois fondatrices ont jonglé avec les concepts de commerce qu’elles observaient en ville. Elles ne voulaient ni être baristas à servir du café toute la journée, ni fonder un organisme subventionné. « Il nous faut un café, il faut vendre de la laine », se sont-elles donné comme impératifs, rapporte Amélie Laberge.
À l’intérieur de leur local, les balles de laine sont étalées le long d’un mur. « Il y a deux choses qui sont importantes pour nous, d’avoir une fourchette de prix assez grande et l’intérêt que les producteurs portent à leur produit », affirme Amélie m’expliquant le mode de fonctionnement de chaque fabrique des marques qu’elles vendent. Le but de la « fourchette » est d’offrir une laine moins dispendieuse pour faire un coussin et une laine de qualité pour faire un chandail, par exemple. L’intention est de satisfaire tout le monde même si chacun peut apporter ses propres matériaux pour travailler sur son projet personnel.
Rompre et revaloriser
À l’entrée, le trio a affiché les photographies de leurs ancêtres qui leur ont appris leur savoir-faire essentiel à l’économie familiale d’antan. « Ma mère et ses sœurs écoutaient l’émission télévisée Jeunesse d’aujourd’hui le dimanche soir, puis pendant la semaine elles se faisaient des robes inspirées des vedettes. La semaine d’après, elles sortaient avec de nouvelles robes », me confie Amélie Laberge. Le local commercial exempt de caisse enregistreuse offre beaucoup d’espace pour travailler. Les multiples tables de cuisine en bois et l’ouverture de l’espace cuisine nous laissent croire à une métamorphose de la cuisine de notre grand-mère.
Par contre, les fondatrices ne nient pas l’importance de la rupture de la génération qui a fait la Révolution tranquille. « Il y a eu une génération qui a refusé ces connaissances-là, puis elle avait ses raisons. Je pense qu’elle a dû casser et mettre de côté beaucoup de choses pour avancer », reconnaît-elle. Cette rupture a engendré une série de préjugés envers l’artisanat, toujours exercé par les jeunes qui se tressent des bracelets, par exemple. « Tu parles à ma mère de macramé, on dirait qu’elle a des flash-back de campagne, de matières illicites et de Patchouli », affirme-t-elle sur un ton humoristique.
Craft + activism = craftivism
L’action d’envelopper de tricot le mobilier urbain, des objets à la vue de tous ou des arbres s’appelle « yarn bombing » ou « tricot graffitis », mentionne-t-elle. « Dans les cinq dernières années, l’action de tricoter s’est complètement transformée. Certains considèrent que c’est un artisanat de grand-mère, alors que les nouvelles générations de jeunes tricotent consciencieusement pour son aspect social et politique. Pour ces dernières, leur artisanat représente beaucoup plus qu’un projet fini. Leur tricot est une façon de relaxer dans une culture pressée, de subvertir les producteurs de marchandises manufacturées destinées à la masse, d’adopter le domestique, de connecter avec les gens de leur communauté, de supporter les communautés à travers le monde et d’exprimer leur propre style personnel et leur créativité », écrit Betsy Greer dans son ouvrage Knitting for Good publié en 2008.
Ce type de manifestation découle d’un mouvement plus vaste, le « craftivism ». Betsy Greer a créé ce mouvement créatif international en 2003, l’événement a été reconnu par l’American Craft Council dans le cadre de leur publication intitulée 70 Years of Making timeline. De plus, la publication de l’anthologie Craftivism : The Art of Craft and Activism en 2014, dénombre 33 voix distinctes de « craftivism » à travers le monde. En accord avec la philosophie de Betsy Greer, ce livre est aussi un guide pour amener chacun à développer son talent unique, en tant que force pour le bien.
Amélie Laberge trouve ce mouvement inspirant et a expérimenté son effet sur les gens. « Tricoter en public, on dirait que c’est vraiment une affiche pour dire « partagez-moi ce que vous vivez ». Ça crée une connexion immédiate et hyper intime! Tu es assise dans le métro avec un tricot, c’est 100 % sûre qu’il y a au moins une personne qui va te partager quelque chose de super intime. Par exemple, « ma grand-mère me faisait des pantoufles chaque année, j’en avais trois paires d’avance. Depuis qu’elle est décédée, je ne suis pas capable de les mettre. Je ne veux pas les user, je veux juste les garder belles parce qu’elle ne peut plus m’en faire »», rapporte-t-elle.
Avec le projet pilote « Biquette à Montréal », c’est au tour de l’arrondissement Rosemont-La Petite-Patrie de rapprocher la laine de la ville par l’accueil de 8 à 10 moutons au parc du Pélican du 9 juillet au 7 août.