La chute du mur de Berlin symbolise, encore aujourd’hui, l’ouverture du monde. Pourtant, depuis un quart de siècle, le monde se referme. Il existerait près de 40 000 km de frontières murées, par exemple la lumineuse frontière fortifiée qui sépare l’Inde du Pakistan.
Les observateurs remarquent la montée du phénomène de repli de nombreux États depuis les attentats du 11 septembre. « Nous sommes dans une logique de fortification des frontières, en raison de la peur du terrorisme, mais aussi de la mondialisation », relève Élizabeth Vallet, directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, et responsable du récent colloque international « Frontières, murs et violences ».
Les chercheurs et organisations non gouvernementales comptabilisent 70 murs tout autour de la planète, érigés surtout au Moyen-Orient mais aussi en Europe. Sur un mur de la salle du colloque s’affiche d’ailleurs une carte collaborative des frontières (celle réalisée par le Courrier International) où chaque chercheur est invité à venir compléter ou corriger les zones d’enfermement du monde.
La majorité de ces frontières ne sont pas fixes, comme les nombreuses sections mobiles et métalliques qui séparent Israël de la Palestine. « On oppose souvent ouverture et fermeture de la frontière mais il faut parler plutôt de murs mobiles, plus faciles à supporter, mais souvent plus violents », alerte Anne-Laure Amilhat-Srazy du Laboratoire de géographie alpine de l’Université Joseph Fourier de Grenoble (France) et auteure de l’ouvrage Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?.
Elle souligne la fascination contemporaine pour les fortifications de toutes sortes, illustrée par le record d’audience de la série Game of Thrones, et son mur de glace. « Il s’agit d’une zone d’influence géopolitique d’importance même si, dans la série, le mur est soumis aux changements climatiques », dit-elle.
Alors que Donald Trump rêve d’un immense mur entre le Mexique et les États-Unis, ce mur est aujourd’hui fragmenté en 21 sections sur la seule lisière du Texas. « Ce n’est pas un signe d’échec, plutôt la volonté d’avoir une frontière flexible ou un réseau de frontières pour contourner les remises en question de la fortification », note la chercheuse américaine en science politique Victoria Hattam. Résultat de multiples négociations, le mur change au cours du temps.
De la souveraineté et autres motifs
Depuis 2001, 16 nouveaux murs ont vu le jour au Moyen-Orient. Ce processus accéléré d’érection des murs le long des frontières sert tout d’abord à réaffirmer la souveraineté sur les régions frontalières, particulièrement en contexte de crise. « C’est la réponse à des enjeux de légitimité intérieure, par exemple en Arabie saoudite, un pays emmuré. Quand il n’y a pas imagination, il reste la force et les muscles », synthétise le sociologue politique Daniel Meier du Laboratoire Pacte (Politiques publiques, ACtion politique, TErritoires) de Grenoble.
Ce que confirme l’historien de l’Université McGill, Subho Basu en parlant du mur qui s’érige entre l’Inde et le Bangladesh. « Pour l’Inde, le mur répond au désir de réaffirmation de son identité », avance le chercheur. Ce serait un symbole de liberté et politique nationale mais aussi la volonté de construire une identité homogène sur son territoire.
Les motivations quant à l’érection d’un mur varient d’un pays limitrophe à un autre. La guerre civile algérienne, les problèmes de démarcation des frontières entre le Maroc et l’Algérie et la dispute pour les territoires du Nord Sahara : la frontière entre ces deux pays a toujours été un lieu de tension depuis la colonisation.
Le processus de fortification sur 150 km, initié en 2014, possède deux visages – des tranchées de 7 mètres du côté algérien et des patrouilles de sécurité du côté marocain. « Pour le Maroc, ce qui prime c’est la prévention de l’infiltration de combattants, de l’immigration et le trafic de drogue tandis que pour l’Algérie, les enjeux du pétrole et du trafic de cannabis dominent », explique le chercheur en droit international de l’Université de science et de technologie Al-Ain, Saïd Saddiki.
Lieux de violence
Loin d’être un processus d’apaisement, la violence culmine dans les zones fortifiées. À Tucson (Arizona), la construction du mur en décembre 2009 a contribué à la crise migratoire et à une augmentation de la violence envers la population. « Plus de 4 millions de personnes ont été déportées entre 2001 et 2013 et des milliers y trouvent la mort chaque année », s’écrie l’anthropologue de l’Université d’Arizona, Francisca James Hernandez.
Selon elle, la récente législation de régulation des immigrants de l’état procèderait même à un nettoyage ethnique et à la stigmatisation de citoyens légaux d’Arizona à la couleur de peau différente. « Le racisme et la violence sont présents dès l’école. De nombreux incidents xénophobes augmentent encore les tensions », rapporte la chercheuse. Sans compter les multiples règlements – comme l’éviction en 2005 des enseignants à l’accent prononcé – dont se dotent les institutions publiques, qui renforcent encore ce climat délétère.
« La violence est-elle à l’origine du mur ou est-ce l’inverse ? », s’interroge la sociologue Brigitte Piquard de l’Université Oxford Brookes. Marginalisation, exclusion, domination et discrimination, les raisons répondent à un besoin accru de contrôle du territoire et de ses populations. « Les populations sont prises au piège. Le mur fragmente l’espace et attise la violence », tranche la chercheuse, s’attardant à la situation de la ville palestinienne d’Hébron.
Encerclement de la nature
Les frontières n’affectent pas uniquement les humains. La biodiversité subit aussi les découpages de l’espace. Une photo prise dans la grande vallée du Rio Grande, véritable paradis des oiseaux, affiche « birds only » sur le mur de séparation entre le Mexique et les États-Unis. « Seul l’œil des oiseaux parvient à percer les murs devenus des surfaces de confrontation », relève la chercheuse de l’École d’histoire et de théorie de l’art et du design de New-York, Radhika Subramaniam.
Au pied des barrières, des espaces aménagés pour les petits mammifères et serpents découpent cette infrastructure tactique de sécurité. Et il n’est pas rare d’y croiser des lynx le long de la ligne. Même des enfants les traversent parfois. Ce qui pousse l’anthropologue américaine Miriam Ticktin, de l’Institut Zolberg sur la migration et la mobilité à questionner sur la légitimité des passages.
« De terribles images de souffrance animale portent des histoires sentimentales – des animaux qui « souffrent inhumainement » et des « familles de gazelles séparées ». Ces accommodations nous font oublier la valeur des réfugiés, bien moins importante que les biens des conteneurs dans lesquels ils s’enferment », s’exclame la Pre Ticktin.
Les exclus
« La nature sauvage, c’est nous » (« We are all wildlife ») annonce même le chercheur en sciences politique de la Nouvelle École de recherche sociale de Chicago, Rafi Youatt, qui constate aussi que les politiques commerciales et écologiques changent selon les espèces en bordure des murs. « Nous créons des corridors multi espèces desquels l’homme est exclu. L’expérience des frontières change donc selon votre appartenance à l’un ou l’autre des organismes vivants », constate le chercheur.
Deux chercheurs, l’Allemand Gerhard Besier et la Danoise Katarzyna Stokłosa, proposent pour leur part un programme d’éducation sociale, « Alternatives to Border Walls » misant sur l’intégration des communautés et l’échange culturel. Tentative douce de lutte à l’érection des murs, le projet mise sur l’amélioration de la compréhension mutuelle entre les peuples. Une utopie ?