Nathalie Lessard
Adaptée d’une nouvelle épistolaire de l’écrivaine Kathrine Kressmann Taylor, la pièce Inconnu à cette adresse raconte avec brio et émotion la montée du nazisme en Allemagne de 1932 à 1934, par le prisme de la relation entre Martin l’Allemand et Max le Juif. Au fil d’une vingtaine de lettres poignantes, on assiste, émus, à l’effritement de leur amitié… jusqu’à son effondrement brutal. Condensé d’émotions, tension maximale, puissance dévastatrice, dénouement saisissant, pur coup de cœur!
Martin Schulse, Allemand, et Max Eisenstein, juif américain (magistralement interprétés par Thierry Lhermitte et Patrick Timsit) sont copropriétaires prospères d’une galerie d’art à San Francisco, la galerie Schulse-Eisenstein. Une forte complicité les unit. Ce sont deux vrais amis, deux frères. Leur relation est des plus amicales, d’autant plus amicale que Max a une sœur (Griselle) dont Martin, bien que marié, fut l’amant, l’instant d’une fougueuse liaison. Lorsque débute leur correspondance, Martin est retourné avec sa famille dans son pays d’origine, l’Allemagne, mais il n’en oublie pas pour autant son cher vieux compagnon avec qui il continue d’échanger au fil des mois, entre novembre 1932 et mars 1934.
Les premières lettres sont chaleureuses, passionnées et empreintes de douce nostalgie. L’un raconte les ventes réussies à la galerie, les succès de Griselle comme actrice à Vienne, les souvenirs partagés, l’autre narre son opulente vie de château à Munich, non sans rappeler à quel point il s’ennuie de leurs fréquentations fraternelles. Mais le lien qui les soude va, dans le contexte, progressivement se distendre. En juillet 1933, tout bascule et la tragédie intime ne peut être évitée. Max, inquiet, exprime ses doutes et son malaise face à la situation politique en Allemagne. « Qui est cet Adolf Hitler qui semble en voie d’accéder au pouvoir en Allemagne? Ce que je lis sur son compte m’inquiète beaucoup ». Il cherche à connaître la vérité et demande à son ami de le rassurer.
Au début, son comparse y arrive, mais au fil du temps et des événements, lettre après lettre, un terrible glissement s’opère comme une fatalité inéluctable. Les réponses reçues sont cinglantes, la vérité qui s’en dégage cruelle. « Ici en Allemagne, un de ces hommes d’action énergiques, essentiels, est sorti du rang. Et je me rallie à lui ». Le couperet est tombé. La fracture est irréversible. Aux paroles froides de Martin qui assassinent leur amitié, qui piétinent la sœur de Max comme une souillure, Max répond par d’autres mots, plus subtils, mais non moins percutants. Plus la moindre trace d’affection. Leur incompréhension s’est muée en haine viscérale. Max n’a plus que ces missives pour se défendre, pour venger sa sœur, pour effacer cet homme, en faire un « inconnu à cette adresse ». Témoin de l’atroce déchirement qui monte en crescendo, le spectateur attristé a envie de crier: « STOP! » Il ne comprend pas, n’approuve pas l’ignoble qui se joue devant lui. Trop tard. Le mal est fait.
À l’instar du texte, le décor se veut épuré. Les deux formidables comédiens occupent une scène dépouillée. Que deux bureaux, deux fauteuils et quelques bouts de papier. Sobre. Ici, ce sont les mots, incisifs, qui frappent. Et quelles ténèbres ils véhiculent !
Élémentaire, mais judicieusement efficace, Inconnu à cette adresse est présenté au Théâtre du Nouveau-Monde jusqu’au 26 juin. À voir absolument!