Le président Barack Obama a répondu aux travailleurs sans diplôme qui disposaient d’un emploi à vie avant les délocalisations de leur industrie, lors de son discours sur l’état de l’Union en 2011, que l’innovation est l’avenir en désignant le pôle technologique de la Silicon Valley, rapporte Le Monde diplomatique de mars 2016. Le professeur de l’Université Columbia Edward Mendelson fait référence au concept d’« âge digital » pour cerner la société américaine dans l’édition du 23 juin du New York Review of Books.
Si écouter la radio nous laisse libres de nos mouvements, regarder la télévision exige une certaine immobilité pour voir l’image. Les films présentent des œuvres entières d’une durée variable, tandis que le format standard des épisodes de téléséries permet d’adapter leur visionnement au temps que nous disposons pour les regarder. Il est facile de saisir les nuances entre la radio et la télévision de même qu’entre le cinéma et les téléséries, mais la comparaison se complique lorsqu’on se demande si on préfère lire sur un support papier ou lire sur un support électronique?
Le lancement de La Presse + sur tablette électronique semble être le meilleur compromis pour le quotidien La Presse qui désire se moderniser. Un simple transfert de contenu qui s’avère être plus complexe d’un point de vue littéraire. Le professeur Mendelson mentionne l’ouvrage The Printing Press as an Agent of Change ( 1979 ), dans lequel l’historienne Elizabeth Eisenstein désigne la presse comme étant responsable des changements culturels au début des années 1960. Bien avant que chacun ait son ordinateur personnel ou son téléphone intelligent, Mme Eisenstein a soutenu l’idée que la révolution digitale allait intensifier la vitesse et l’échelle du changement dans la vie de l’ensemble d’entre nous.
Notre façon de lire diffère de la page imprimée à l’écran, notamment par l’ajout d’hyperliens. Virginia Heffernan, auteure et chroniqueuse au New York Times, fait une distinction entre ce qu’elle nomme un « vieil idéal d’histoire » et un « nouvel idéal de système ». Devant son écran, le lecteur entrevoit le texte comme un « système » de sorte que son œil cherche les mots clés et par sa capacité d’analyse, il fait des associations entre ces mots. Par exemple, la vue des mots « immigration » ou « avortement » risque d’affecter le lecteur émotivement par leur définition. Alors que, s’il lit ces mots dans un texte d’opinion, sur papier, il s’attardera à l’argumentaire.
Le professeur Mendelson donne pour exemple les « tweet » de Donald Trump cumulant les mots de colère afin d’attiser la colère des électeurs. Pari remporté, même au-delà du territoire américain. La provocation fait écho envers une masse indifférenciée, conséquence d’une époque où la variété de cultures et de personnalités se trouve gommée par l’emploi du numérique. L’habitude d’ajouter ses connaissances sur ses portails de média social nous familiarise avec une syntaxe qui uniformise tout. Chaque identité virtuelle nous renvoie implacablement à un « toi » ( en majuscule dans le texte ) vide, à la fois singulier, et pluriel.
Présent continu
À l’appropriation sociale de la technologie numérique, les citoyens ne peuvent passer sous silence l’apparition de télévisions à écran plat dans les lieux publics comme les stations de métro, ainsi que dans les commerces, les restaurants, les bars, etc. L’omniprésence de ce mode de communication visuel n’est pas qu’une extension des enseignes, affiches ou autres formes de design, il diffuse cette révolution digitale qui intensifie la vitesse et l’échelle du changement dans nos vies, pour reprendre l’idée de Mme Eisenstein.
Notre perception du temps se voit altérée par la standardisation du mode de lecture par mots clés et de leurs associations. Le professeur Mendelson se réfère à l’ouvrage The Changing Nature of Man ( 1956 ) du psychiatre J.H. van den Berg qui décrit quatre siècles de la vie occidentale, de Montaigne à Freud, en une seule journée. Le psychiatre fait ressortir la valeur des pensées et des actions dont les actes étranges s’expliquent par l’enfance de chacun. L’orientation existentielle décrite, d’après M. Mendelson, s’est inversée vers la fin du XXe siècle. Nos existences sont devenues de plus en plus publiques, ouvertes, externes, immédiates et exposées.
Décharger dans le futur
Notre perception du temps est réduite au présent, poursuit le professeur. Lorsque le téléphone intelligent émet un message, une alerte ou qu’une notification demande une réponse instantanée – et que si le message ne se rend pas à destination cela provoque de l’anxiété – notre perception du temps s’en trouve altérée de sorte que le courrier de demain est concentré dans le moment présent. « La ligne temporelle est de la largeur de votre présent, votre maintenant… Le plus que tu t’éternises dans le passé et le futur, plus votre ligne du temps sera épaisse, plus votre personne sera solide. Mais, votre sens du maintenant va se rétrécir, ainsi plus vous serez faible », écrit l’auteur Thomas Pynchon dans Gravity’s Rainbow ( 1973 ), cité par le professeur.
La flexibilité que permet l’âge digital réduit autant cette « ligne temporelle » que la « densité personnelle » en affaiblissant les engagements, parce que reportés dans le futur. Autrement dit, la multitude de possibilités offertes nous rend moins fiables quant à l’accomplissement de nos responsabilités. Si l’âge digital opère une distorsion au niveau de la durée, le professeur nous met également en garde par rapport à une possible confusion intrinsèque. Par exemple, l’application sur téléphone intelligent qui nous informe à savoir si nous avons bien dormi la nuit dernière interfère dans notre intimité. Ainsi, la technologie se substitue à notre sensibilité vis-à-vis notre corps.
Depuis 2011, plusieurs acteurs de mouvements sociaux sont tombés dans le piège soulevé par l’activiste des années 1960, Mark Rudd : tenir un rassemblement ou un concert de soutien, créer un hashtag sur les réseaux sociaux, poster une pétition en ligne et animer des débats entre internautes. Le problème surgit lorsque ces pratiques représentent l’horizon ultime de l’engagement politique, lit-on dans Le Monde diplomatique de juin 2016.