Les gens de chez Paradox Interactive sont des monstres. Leur plus récent opus, le jeu d’exploration, de recherche, d’expansion et d’extermination (4X) Stellaris, sorti lundi, fait en effet perdre pratiquement toute notion du temps. Résultat? Une perte majeure de productivité, et de trop nombreuses heures consacrées à un titre si prenant qu’il en fait oublier de se nourrir ou de sortir dehors.
L’univers des jeux de stratégie à grand déploiement possède une aura quasi-mystique. Secteur particulièrement niché du domaine du divertissement vidéo, il se caractérise par une campagne au (très) long cours et par une complexité quelque fois époustouflante. Qui a dit, de toute façon, qu’il était aisé de présider à la destinée d’un empire, et ce sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles? Et pourtant, voilà déjà de nombreuses années que les développeurs tentent d’englober les aspects essentiels d’une civilisation, alors que celle-ci débute habituellement sous la forme d’un colon, pour s’élancer vers la gloire d’une société industrialisée et hypertechnologique, voire au-delà.
Le pari est risqué: à trop vouloir offrir de choix, à trop vouloir gérer les moindres aspects d’une société, on finit par s’y perdre. Après tout, dans une société normale, la gestion est séparée entre divers organes, ministères, agences et autres regroupements de fonctionnaires. Personne n’oserait diriger un État, et encore moins une fédération planétaire à lui seul. Cela n’a néanmoins pas empêché les développeurs de jeux vidéo de tenter de développer un système de gestion suffisamment intuitif, mais aussi assez complet pour offrir une expérience intéressante.
Se sont donc succédé les Civilization, Galactic Civilizations, ou encore Master of Orion… dont le deuxième opus a jeté les bases des normes encore utilisées de nos jours pour construire un bon jeu 4X.
Paradox n’en est pas non plus à son premier essai. On doit à l’éditeur et développeur suédois quantité de jeux tournant autour de la gestion, y compris certains des titres les plus complets en la matière. Crusader Kings, Europa Universalis… mais aussi Cities: Skylines (en tant qu’éditeur); tous des titres reconnus pour la complexité de leur gestion, mais également tous des jeux fortement appréciés, justement, par les amateurs du genre, même si certains détracteurs reprochent une courbe d’apprentissage trop abrupte, spécialement lorsqu’il est question de jeux à grand déploiement comme les séries Crusader Kings et Europa Universalis. Malgré tout, Paradox ne s’assied pas sur ses lauriers, et offre régulièrement qui du contenu supplémentaire, qui carrément de nouvelles versions de ses titres phares.
Lorsque vient le temps de se tourner vers l’espace, après avoir consacré quantité d’efforts à la conquête, à la diplomatie, à l’intrigue et au développement économique sur la terre ferme, les développeurs de chez Paradox avaient tout un défi devant eux. De fait, les jeux 4X de science-fiction sont là depuis pratiquement les tous débuts des jeux sur ordinateur, et plusieurs grands noms se sont déjà taillé la part du lion du marché. En plus de Galactic Civilizations, dont le troisième volet est sorti récemment des studios du rival Stardock, on compte l’excellente série Sins of a Solar Empire (Ironclad/Stardock), Imperium Galactica (une franchise hélas déchue), ou même – en forçant un peu – Star Wars: Rebellion.
Créer un univers
Pour se démarquer, et aussi pour justifier son prix d’achat, Stellaris se devait d’être original, d’offrir une expérience de jeu différente des autres titres. Bien entendu, les principes fondamentaux demeurent les mêmes. Après tout, il s’agit d’un jeu 4X. Le salut se trouve donc dans les petits détails. Et pour ce qui est des petits détails, Paradox ne donne sa place à personne.
En fait, les développeurs ont sans vergogne utilisé les idées présentes dans d’autres jeux pour concevoir le leur; l’ampleur du terrain de jeu de Galactic Civilizations, le style d’exploitation des ressources et les combats dynamiques de Sins of a Solar Empire, la gestion du temps d’Imperium Galactica, ou encore l’ambition historique de Civilization. Aux commandes de son empire, le joueur est appelé à partir à la conquête des étoiles, qu’il s’agisse de s’engager sur le sentier de la guerre, de se tourner plutôt vers la recherche scientifique, ou encore d’user de diplomatie pour former une alliance dominant toutes les autres factions politiques de la galaxie.
L’aventure débute avec le choix d’une race et d’une faction. Il est possible de jouer les humains, y compris un groupe dissident s’affichant comme fermement xénophobe, mais également d’emprunter les traits d’espèces aviaires, insectoïdes, voire même des champignons doués d’intelligence. Le jeu offre également la possibilité de créer sa race sur mesure et donc de choisir les caractéristiques qui influenceront son parcours et ses relations avec les autres races de la galaxie.
Car le joueur ne sera pas seul; oui, il est possible de jouer dans les options et de faire en sorte que l’expansion galactique de sa faction s’effectue sans véritablement rencontrer d’opposition, mais, par défaut, 18 races s’affronteront pour le contrôle d’une galaxie comptant 600 systèmes solaires. Et encore, il ne s’agit que d’une galaxie de taille moyenne… Avec tant de participants dans cette course, toutefois, l’espace finira rapidement par manquer.
Autre aspect intéressant de Stellaris, si certaines de ces races adverses débuteront au même niveau technologique que celle du joueur, d’abord confinées à leur système solaire respectif, d’autres races plus anciennes disposeront déjà de ressources impressionnantes, et représenteront des adversaires redoutables qui pourraient bien rapidement décider d’éliminer une fois pour toute le petit gêneur nouvellement arrivé dont l’expansion fulgurante menace le statu quo. Ces mêmes races « supérieures » auront aussi tendance à traiter le joueur comme un parent traite un enfant, le plus souvent en ignorant ses jérémiades.
Stellaris, c’est une course à la domination galactique, certes, mais c’est aussi (ou surtout?) des missions secondaires, appelées ici projets spéciaux. Missions scientifiques, endroits à explorer, artéfacts à découvrir, débris à examiner après des combats… Le jeu regorge de petits moments qui viendront animer la vie de la faction du joueur, tout en offrant, bien souvent, des avantages lors de l’atteint des objectifs. Cela va des épaves de vaisseaux abandonnés sur une planète désertique à d’anciens drones miniers, en passant par les traces de civilisations disparues – ou, au contraire, à des protocivilisations qui en sont encore à l’âge de pierre, à l’époque industrielle, ou qui sont sur le point d’entrer dans la grande confédération galactique. En construisant des satellites d’observation autour des planètes abritant de tels groupes, il est parfois possible d’assister à cette « ascension » socio-politico-technologique. D’autres fois, l’impensable se produit, et une civilisation parvenue à l’étape de développement similaire à celle actuellement en cours sur Terre s’autodétruit à l’aide d’armes nucléaires et le monde accueillant sur laquelle elle vivait devient un désert radioactif recouvert de gaz toxiques. Et certaines fois, même, un astéroïde menace une toute jeune race, et il en reviendra au joueur de décider s’il fait bon éviter cette destruction – et donc intervenir dans le développement d’une civilisation inférieure -, ou s’il faut laisser la nature suivre son cours.
Lors d’une autre occasion, des entités vivant sous forme gazeuse ont demandé de l’aide pour trouver une autre planète, avant d’être déchirées par une guerre intestine au cours de laquelle la faction du joueur a pu intervenir en transportant secrètement une unité de commandos révolutionnaires. Le tout alors que la vie galactique se poursuit, imperturbable.
C’est ce souci du détail qui prévaut d’ailleurs dans l’ensemble du jeu. Votre faction s’empare de planètes ennemies? Une frange de la population assimilée de force formera une faction visant à regagner l’indépendance. Idem pour des représentants de votre race ayant effectué des modifications physiques et génétiques pour mieux survivre en environnement hostile. À long terme, ceux-ci verront leur identité changer pour transcender la race qui les a envoyés sur ce long chemin vers une nouvelle planète.
Montre en main
Cette participation importante à la vie intersidérale a un coût… et l’on n’a même pas encore parlé de la gestion des bâtiments planétaires, du remplacement des scientifiques, des gouverneurs et des dirigeants (personne n’est immortel), du facteur de contentement de la population. Ce coût, c’est le temps. Une partie de Stellaris s’étirera pendant plusieurs siècles en temps de jeu, et en plusieurs heures en temps réel. Il est heureusement possible d’accélérer le rythme selon son bon vouloir: en fait, jouer à la vitesse normale est un passeport pour l’ennui. Par contre, faire passer le jeu à la vitesse supérieure lorsqu’une partie est bien avancée garantira des ralentissements. La faute au jeu? À l’ordinateur utilisé pour le test?
Malgré ces petits défauts, et malgré une certaine propension à s’adonner aux plaisirs coupables de la microgestion à outrance, Stellaris accroche. Ce qui nous ramène au fait que les gens de chez Paradox sont des monstres. Car lorsqu’il partie est entamée, il est quasiment impossible de s’arrêter. Le joueur attend le résultats de nouveaux efforts diplomatiques, de l’analyse d’un nouveau système solaire. Ou il attend que son vaisseau de colonisation parvienne à destination, que son vaisseau de construction termine de bâtir la station orbitale voulue. Et donc, on y passe des heures sans vraiment savoir où tout ce temps disparaît.
Stellaris semble d’abord trop complexe, trop dur, trop abstrait pour le commun des mortels. Il suffira cependant d’y investir un peu de temps pour comprendre à quel point les développeurs ont mis tout leur amour de la science-fiction dans ce jeu. Car Stellaris est un peu toutes les oeuvres majeures de science-fiction qui ont marqué l’histoire du cinéma et de la littérature ces dernières années. L’astéroïde menaçant qui risque de détruire une planète. La faction ennemie qui décide de déclencher une guerre pour des motifs religieux ou en réponse à des visées expansionnistes un peu trop forte. Le signal mystérieux qu’une équipe de chercheurs tentera de déchiffrer. La galaxie de Stellaris est un endroit vivant, rempli de mystères, et c’est ce petit plus qui fait en sorte que le jeu n’est pas un jeu comme les autres; non, le titre de Paradox mérite amplement l’appellation de grand jeu. Pas un opus parfait, non (on gagnerait entre autres à développer le volet diplomatique), mais certainement quelque chose qui s’en approche énormément.