Récemment paru aux éditions Nota Bene, Une vie sans bon sens d’Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet pose un regard philosophique sur l’œuvre du cinéaste québécois Pierre Perrault. Afin d’en apprendre davantage sur cette approche unique, Pieuvre.ca s’est entretenu avec l’un des deux co-auteurs du livre.
Quel a été votre premier contact avec les films de Pierre Perrault, et qu’est-ce qui vous a attiré dans son œuvre?
Pierre-Alexandre Fradet : Mon tout premier contact remonte au moment où je devais avoir dix ou douze ans. Mon grand-père du côté maternel écoutait ces œuvres-là, et du côté paternel, j’en avais aussi entendu parler, parce que ma famille du côté paternel pratique la chasse, la pêche aussi. C’est en partie pourquoi ils s’intéressaient à ses films. À la fois parce qu’ils ont une valeur historique, et aussi parce qu’ils portaient à l’écran une réalité qu’eux-mêmes vivaient, même s’ils n’habitaient pas forcément en région.
La démarche de Pierre Perrault consistait à s’effacer et laisser la parole aux gens qu’il filmait. C’est une démarche beaucoup moins courante aujourd’hui en cinéma…
Pierre-Alexandre Fradet : C’est tout à fait vrai, et c’est en partie pourquoi ça nous a autant intéressés. Aujourd’hui, il est devenu commun de dire que « tout est fiction ». Tout est fiction, parce que le montage, le cadrage, la musique, la voix off viennent en quelque sorte médiatiser notre rapport au réel, et aussi parce que le spectateur injecte toujours une part d’interprétation lorsqu’il regarde un film. C’est devenu une idée répandue que l’effacement total est une simple illusion, et pour cette raison-là, on assûme ouvertement le côté fictionnel. Pourtant, avec ses films, Pierre Perrault a bel et bien démontré qu’il est possible de s’effacer, dans une certaine mesure. Il ne s’agit pas de nier le fait qu’il a monté ses films, qu’il a mis en situation des personnages, mais il faut assumer qu’on peut quand même s’effacer, ou qu’on peut faire un certain usage des médiations du montage et de la musique pour donner un plus grand effet de réel à l’écran. Par exemple, le simple fait qu’il y ait une sorte de dialogue avec les filmés permet de donner une dimension très réaliste, très vraisemblable, à ses films. Alors, selon nous, il ne faut pas en conclure que tout est fiction. Oui, il peut y avoir une part d’intervention, de fiction, mais il y a une immense part de réalité dans ses films, et c’est ce qu’on a voulu prendre au sérieux dans notre livre, contrairement à certains théoriciens.
Comment vous est venue l’idée d’aborder l’œuvre de Pierre Perrault à travers la lorgnette de la philosophie en général, et celle de Nietzsche en particulier?
Pierre-Alexandre Fradet : Oui, Nietzsche en particulier, mais aussi, à l’occasion, Quentin Meillassoux, philosophe contemporain qui n’a pas été énormément travaillé, Pierre Bourdieu et Michel Henry… Pourquoi la philosophie? Selon moi, le cinéma au Québec est autant, sinon plus philosophique, que la philosophie dite traditionnelle, c’est-à-dire écrite. Pour penser philosophiquement, il ne suffit pas de lire, il peut aussi s’agir de regarder des films, et tout particulièrement l’œuvre de Pierre Perrault. Je suis formé en philosophie, voire déformé, c’est-à-dire que mon rapport au réel est un peu immédiatement philosophique, et en lisant Deleuze, j’ai constaté qu’il faisait référence fréquemment à Pierre Perrault, qu’il considérait comme un philosophe. Je n’étais pas forcément d’accord avec tout ce qu’il disait sur Perrault, parce que Deleuze a tendance un peu à réduire l’œuvre de Perrault par sa propre pensée à lui, et je me disais : « Je ne sais pas si ça va de soi tant que ça que l’œuvre de Perrault vient incarner, ou illustrer, à sa façon, l’œuvre de Deleuze. » Ça me semblait plus complexe que ça. Donc, sans vouloir réfuter ce qu’en a dit Deleuze, on a voulu élargir la perspective qu’on pouvait avoir sur Perrault, en parlant de Nietzsche en bonne partie, mais aussi de Bourdieu, de Meillassoux, de Henry, et à l’occasion de Deleuze. Autre point important : je dirais que Perrault, c’est un philosophe de terrain, pour employer une expression de la revue Milieu. C’est vraiment quelqu’un qui va sur le terrain, chose qu’on ne voit pas, ou qu’on voit très rarement, en philosophie plus traditionnelle. Alors, il y a vraiment une sorte de complément particulier à la philosophie ici, qu’on a voulu explorer à travers son œuvre.
Quand on évoque Nietzsche, on pense au Surhomme, à un certain mépris de la culture populaire, et de prime abord, ça ne semble pas faire bon ménage avec le travail de Pierre Perrault, qui justement, donnait la parole aux gens ordinaires…
Pierre-Alexandre Fradet : On parle de ça aussi. Il faut montrer qu’il y a des divergences entre Perrault et la pensée nietzschéenne. Sur la question de l’élitisme par exemple, si Nietzsche était bel et bien élitiste, alors, il n’était pas « perraultien ». On doit bel et bien les mettre à distance et garder la distance. Mais Nietzsche a une œuvre très foisonnante, et si on fait une interprétation un peu plus charitable de son œuvre, on se rend compte que le Surhomme, ce n’est pas tant celui qui se place au-dessus de tous les hommes que celui qui veut transformer tous les hommes. Celui qui veut, en quelque sorte, inscrire les hommes dans le mouvement vital. Par l’absence de pitié, il veut inviter tous les hommes et toutes les femmes à devenir autres que ce qu’ils sont. Il y a une sorte de considération humaine implicite dans les textes de Nietzsche, et c’est ce qu’on a voulu montrer en partie à partir de notre étude de La bête lumineuse. Bien sûr, il peut y avoir différentes interprétations, mais en faisant une interprétation charitable, on se rend compte que finalement, Nietzsche est aussi celui qui, par le concept de Surhomme, a voulu inciter le grand nombre à devenir, c’est-à-dire à prendre la direction du mouvement vital, et c’est ce qu’il y a de plus noble chez lui. Or, chez Perrault, on voit à peu près la même chose dans La bête lumineuse : le poète qui va dans la foule de chasseurs, qui essaie de les attirer dans un jeu érotico-poétique, jeu auquel se refusent les chasseurs, alors qu’inversement, lui aussi veut devenir chasseur, c’est-à-dire qu’il veut devenir autre qu’il est, il veut se transformer, au moins temporairement, dans le cadre de la chasse. À cet égard-là, il y a un lien à faire à Nietzsche, même si il faut aussi tenir compte des points de désaccord.
Connaître l’œuvre de Perrault est évidemment un prérequis pour apprécier votre livre à sa juste valeur, mais faut-il aussi être familier avec la philosophie avant d’en aborder la lecture?
Pierre-Alexandre Fradet: Je pense que non. Au contraire, sans dire qu’on a essayé d’être pédagogique comme tel, on a essayé d’être le plus accessible et le plus explicite en matière philosophique. Évidemment, ça peut toujours être une bonne chose d’avoir certains prérequis en philosophie, mais ce n’est pas essentiel, parce que lorsqu’on parle de Nietzsche, on va essayer de résumer certaines de ses idées cruciales, pour pouvoir ensuite le mettre en parallèle avec Perrault. Lorsqu’on parle de Bourdieu et de Henry, on va parler de l’affectivité, la sensibilité, de l’habitus, en définissant ces concepts-là. Donc, on n’essaie pas de présupposer d’un savoir philosophique particulier, même si ça peut être un atout pour le lecteur.
Pensez-vous que votre approche philosophique permettra aux cinéphiles de regarder les films de Perrault avec un nouveau regard?
Pierre-Alexandre Fradet : Oui. Je pense que ça permet d’éclairer sous un autre angle son œuvre. On a essayé de coller autant que possible à son œuvre elle-même, plutôt que d’y plaquer de force des présupposés qui seraient nos propres présupposés. Bien sûr, son œuvre correspond parfois à nos propres convictions. On la trouve magnifique, merveilleuse et incontournable, sinon on n’aurait pas écrit ce livre-là, mais en même temps, on a voulu vraiment rendre justice à certains éléments qui n’étaient pas toujours bien mis en lumière. Par exemple, certains ont vu dans l’œuvre de Perrault une forme d’essentialisme. Pour nous, il n’y a pas d’essentialisme dans l’œuvre de Perrault. Il s’intéresse au Québec, en tant que le Québec peut se choisir. En tant que le Québec est toujours libre de se découvrir, et de se redécouvrir. À cet égard, on peut aussi redécouvrir l’un des aspects de l’œuvre de Perrault à partir du thème de la mémoire. C’est parfois traité chez certains théoriciens, mais ce n’est pas traité sous un angle nietzschéen. La mémoire chez Nietzsche est une fonction active plutôt que passive. Il faut savoir oublier les moments assommants pour leur redonner sens, et pour, en quelque sorte, aborder plus facilement l’avenir et le présent. On a tous vécu des moments qui sont plus durs, lourds, assommants, puis à force de les ressasser, on s’empêche d’agir, on s’empêche de continuer. Donc pour Nietzsche, il faut savoir transfigurer ces moments-là, et on trouve ça aussi chez Perrault, comme on essaie de le démontrer.
Pourquoi selon vous l’œuvre de Perrault n’est-elle pas vraiment connue du grand public, et pourquoi vaut-il encore la peine de regarder ses films aujourd’hui?
Pierre-Alexandre Fradet : Il y a sans doute plusieurs raisons à ça… Je regardais de nouveau le film Les traces du rêve, qui est le seul long-métrage documentaire portant sur Perrault, qui a été fait par un de ses amis, Jean-Daniel Lafond, qui préface d’ailleurs notre livre, et dans ce film-là, Perrault est interrogé, est interviewé à Cannes. On lui dit : « Avez-vous vu le dernier film de Gainsbourg? », et Perrault dit : « Non, je ne m’intéresse pas à ce genre de cinéma-là, je ne m’intéresse pas à la fiction. » Puis il dit : « D’une certaine façon, je ne m’intéresse même pas au cinéma en général. » Donc, il a toujours été en porte-à-faux avec l’industrie culturelle, avec le cinéma, parce que ce qui l’intéressait, c’était de faire du cinéma si autrement qu’il était méconnaissable aux yeux de tout le monde. Je pense qu’il demeure encore dans une sphère à part à cet égard-là, dans une sphère plus artisanale, plus proche de la terre, plus proche d’une certaine immédiateté vécue, et aujourd’hui, on voit encore ça très peu souvent. C’est peut-être pourquoi les gens s’y intéressent assez peu, mais pourtant, ça mérite tellement d’être étudié! Non pas uniquement parce que c’est original, mais parce que c’est vraiment un complément essentiel à la fiction. Il nous permet de redécouvrir cette complémentarité entre le documentaire et la fiction. Il est faux de croire que tout n’est fait que de fiction, que tout n’est fait que d’invention pure et simple. Il y a bel et bien quelque chose comme du réel, et ce réel-là peut être approché à des degrés divers par un travail de documentaire, et particulièrement par le travail du documentaire direct. Il y a une sorte de réhabilitation de la question du réel actuellement en philosophie, associée au réalisme spéculatif et à Quentin Meillassoux, dont on parle dans notre livre, et Perrault, déjà à sa façon, dès les années 1960, était sensible à cette question du réel, qui, peu à peu, se perdait au profit d’un pensée de la médiation, et d’une pensée de la fiction. Alors, il est intéressant [de revoir ses films], entre autres en raison de leur attachement au réel, qui préfigurent tout un pan de la philosophie contemporaine.
Une vie sans bon sens – Regard philosophique sur Pierre Perrault
Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet
Éditions Nota Bene
209 pages
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