« L’éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l’embarras: penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! » C’est sur cette phrase marquée par le concept de l’éternel retour que Milan Kundera introduit L’insoutenable légèreté de l’être. Nombre de récits, d’histoires, de mythes peuplent notre imaginaire collectif d’une pléthore de variations plus ou moins optimistes sur l’idée de cette réincarnation, de cette résurrection différée, de ce retour implacable, inéluctable, interminable. Là où Kundera pose la question de la légèreté ou de la lourdeur, cependant, Félix-Antoine Boutin – qui signe à la fois le texte et la mise en scène d’Un animal (mort) – s’attaque plutôt à celle de la violence ou de la douceur.
C’est peut-être d’ailleurs l’impression la plus forte qui nous reste lorsqu’on sort de l’excellente pièce: cette idée que la vie et la nature, bien que dévastatrices, peuvent aussi être d’une douceur envoûtante.
Félix-Antoine Boutin entame en force sa deuxième année de résidence au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Effectivement, avec une réflexion toujours plus affirmée sur la notion du sacré, du profane, du rituel, du continuel, l’auteur remet en question et fragilise nos perceptions de nos existences contemporaines étourdissantes et aliénantes. « Ce soir, je vais trouver quelque chose (quelqu’un) pour accompagner ce qu’il y a en moi de vaste et vide; de beau et d’apaisant, pour accompagner l’assassin et la victime; l’amour et la folie; l’amour et la terreur. » Cette phrase que déclame un des personnages dans la première partie de la pièce résume bien l’essence profonde de celle-ci: la dichotomie, la dualité impossible de nos sentiments, de nos états d’âme, de nos mémoires extraordinairement contradictoires, capables des violences les plus insoutenables et des douceurs les plus agréables.
L’inspiration première de l’œuvre de l’auteur de Koala provient d’un conte indochinois, au sein duquel les personnages meurent, renaissent, se survivent. Il s’agit d’un conte dans lequel la mort, loin d’être une fatalité irréversible, n’est qu’un prétexte à une mutation, voire une transmutation vers autre chose, vers quelque chose de différent. Si la première partie se veut une relecture du conte, la seconde s’attarde davantage sur la notion de transmission intergénérationnelle, de transmission orale, de traditions ancestrales. Si la première partie est parfois un peu difficile à suivre, la seconde reste d’une limpidité fascinante. En déconstruisant les relations entre les générations, Félix-Antoine Boutin parvient à brouiller les siècles, les notions familiales, les notions filiales pour mieux les reconstruire à travers l’idée de cet éternel retour, de cette inévitable répétition des histoires avec une candeur aussi déconcertante qu’émouvante.
Félix-Antoine Boutin parle avec passion de ce travail de transformation, de recherche de ces personnages qui changent de peau. « C’est assez rare sur nos scènes qu’on voit des propositions tendres comme celle-ci. Je crois que les gens sortent avec beaucoup de questions, c’est un propos qui est assez dense, mais aussi très doux. J’ai voulu en quelque sorte tendre la main vers le public. » Le texte explore d’abord et avant tout la nature, la nature humaine, la nature de la vie. Si la nature sait se montrer aussi implacable que féroce, Félix-Antoine Boutin nous montre aussi l’envers de la médaille : la nature semble alors devenir aussi violente qu’irrémédiablement douce. « Dans la nature, » dit-il, « tout se fait assez doucementv: il est possible d’y mourir facilement – mais surtout d’y renaître facilement. »
Soulignons l’excellent travail des comédiens Lise Castonguay, Sébastien René, Marie-Line Archambault, Juliane Desrosiers Lavoie, François Bernier et Marcel Pomelo, qui nous servent une brochette de personnages aussi vifs que rafraîchissants, avec une chimie remarquable. Notons également que la mise en scène et la scénographie (Odile Gamache) complètent très bien tant le texte que l’interprétation qu’en font les comédiens: la présence constante des acteurs sur scène, au sein d’une véritable jungle végétale, la symétrie tant de la scène que des éclairages, qui permettent des jeux d’ombres et de lumière extrêmement efficaces, et l’absence de lumière complète à certains moments-clé sont autant d’exemples de choix scéniques et scénographiques réussis et symbiotiques. La pièce est d’une cohérence narrative et visuelle impressionnante.
Chapeau également à la musique originale de Stéphane Lafleur et Christophe Lamarche, qui rythment la pièce de moments mélodiques marquants, que le spectateur se surprend d’ailleurs à fredonner à la sortie de la salle – et même plusieurs jours après…
« Il y a des idées qui sont comme un attentat, » écrivait Kundera. Les idées de Félix-Antoine Boutin en témoignent certainement. Les attentats – soulignons-le – ne sont pas forcément destructeurs, mais ils sont toujours dévastateurs. La dévastation que Félix-Antoine Boutin nous offre est très loin d’être pessimiste et lourde; au contraire, elle est d’une légèreté, d’une candeur, d’une douceur presque incroyable. Un animal (mort) a assurément la profondeur et l’éclat d’un attentat, drapé d’un drap de velours.
Un animal (mort) sera présenté dans la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 26 mars 2016.