Avez-vous ce qu’il faut pour perpétuer la civilisation humaine parmi les étoiles? Monument du jeu de stratégie au tour par tour, se trouvant encore aujourd’hui bien installé sur le trône du genre, siégeant au-dessus d’un successeur ô combien décevant, Alpha Centauri accuse son âge, mais les principes qui le guident, eux, n’ont pas pris une ride.
Héritier, voire suite directe de la condition de victoire scientifique du jeu Civilization, un autre jeu de stratégie au tour par tour dont la série a elle aussi été développée par le très talentueux Sid Meier, Alpha Centauri raconte donc l’histoire de ces colons humains envoyés à bord d’un gigantesque vaisseau spatial vers le système solaire du même nom.
Arrivés sur place, une avarie force l’évacuation des passagers qui descendront sur une planète propre à la vie humaine après s’être séparés en sept factions fondées sur autant d’idéologies. Au joueur de guider ses troupes en fonction de sa vision du monde et des capacités du leader dont il endossera les traits.
Entre le scientifique illuminé, la folle de Dieu, l’humanitaire technocrate, l’environnementaliste extatique, le maoïste convaincu et la suprématiste au doigt sur la gâchette, chaque chef de proto-État a ses forces, ses faiblesses, ses technologies inaccessibles, et sa série de réactions qu’il ou elle provoque chez les autres.
La question de la personnalité est effectivement l’un des points forts, voire très forts d’Alpha Centauri. Bien entendu, les leaders de Civilization ont eux aussi leurs traits de caractère propres. Mais ceux-ci demeurent contraints par certaines normes historiques. On verrait mal, sans doute, George Washington adopter le régime communiste. Et cet aspect narratif d‘Alpha Centauri s’inscrit d’ailleurs dans la question plus vaste de la construction scénaristique. Dans Civilization, l’histoire est toute tracée: les factions commencent toutes à l’âge de pierre, puis, normalement, le jeu prend fin peu de temps après le début du 21e siècle.
Dans la « suite », le nombre de tours est également limité, oui, mais l’évolution technologique s’appuie déjà sur l’existence de formes de vie extraterrestres et du développement ayant lieu sur une planète se trouvant à environ 4,3 années-lumière de la Terre. De façon plus importante encore, toutes les normes historiques disparaissent. Le joueur se trouve déjà dans le futur, et s’il peut éventuellement atteindre une forme de transcendance, l’avenir de la race humaine se déroule dès l’arrivée sur la nouvelle planète à bord d’une capsule d’atterrissage.
Alpha Centauri, c’est aussi une histoire s’articulant autour de la découverte d’une entité panplanétaire, sorte de champignon géant intelligent qui introduira une composante de préservation écologique dans le jeu de dés scénaristique. Le joueur a toute liberté pour agir, mais ces actions ont potentiellement des conséquences. Une exploitation trop hâtive des ressources naturelles provoquera une réaction des formes de vie de la planète; faire augmenter ou abaisser le niveau des océans fera éventuellement disparaître des villes côtières et de précieuses terres agricoles.
Alpha Centauri, c’est encore la possibilité de créer ses propres unités en fonction de ses progrès technologiques, une mécanique vidéoludique désespérément absente des titres de la série Civilization et dans laquelle on aura tôt fait de perdre une heure, voire plus, à tenter de produire le meilleur équilibre coût-bénéfices. Le jeu offre également quantité de clins d’oeil: l’environnement scénaristique est richement détaillé, avec la traditionnelle encyclopédie, les déclarations « historiques » parfois attribuées à l’un ou l’autre des leaders, ou encore des séquences vidéo tirées de l’époustouflant documentaire Baraka.
Comme avec les autres titres 4X développés par Sid Meier, il n’est pas rare d’engloutir toute une soirée, voire toute une nuit pour tenter de terminer une partie. Alpha Centauri a ainsi la capacité de créer rapidement une dépendance. Heureusement, le sevrage se fait habituellement sans douleur.
Par contre, 17 ans après sa sortie, le jeu a pris des rides. Déjà passablement laid – le titre tourne sur une version modifiée de Civilization II -, son interface n’a pas gagné en simplicité ou en fluidité avec le temps, et les néophytes auront probablement besoin du tutoriel offert.
Le hic, c’est qu’après tout ce temps, Meier et les studios Firaxis (depuis avalés par 2K), n’ont pas été en mesure de produire une suite valable. On a fait tourner la machine promotionnelle à fond pour Civilization Beyond Earth, mais cette version colorée fluo de Civilization V est justement apparue comme un contenu supplémentaire vendue au plein prix, plutôt que sous l’apparence d’un jeu complet. On en attendait une reprise d’Alpha Centauri, on obtient plutôt une version incomplète, avec des adversaires à la personnalité d’une pantoufle et des mécaniques bien trop simplifiées. Pire encore, on nous vend les portions manquantes en expansion pour la modique somme de 30 $ US à sa sortie. Bref, de quoi passer son tour deux fois plutôt qu’une.
Peut-on dire que Sid Meier s’est rétrospectivement brûlé les doigts avec Alpha Centauri? Peut-être. Ou peut-être qu’il n’a plus la liberté artistique nécessaire pour reprendre le collier. Quoi qu’il en soit, son chef-d’oeuvre est aujourd’hui disponible, avec son expansion, sur le site GOG.com pour moins de 10 $ canadiens. Un jeu dont les très rares tares sont facilement oubliables, et duquel on voudrait ne jamais s’arracher.