Les Canadiens, les Belges, les Suisses et d’autres aiment ces études qui semblent conclure que les gens bilingues sont plus intelligents. Mais dans un contexte où beaucoup d’études en psychologie sont aujourd’hui remises en question pour leur manque de sérieux, il faut observer les « effets du bilinguisme » avec des pincettes.
Pour l’un des plus virulents critiques, le psychologue Kenneth Paap, de l’Université d’État de San Francisco, les soi-disant avantages « n’existent pas ou bien sont limités à des circonstances très spécifiques ». Il fait référence à l’un des « avantages cognitifs » les plus souvent cités : une personne bilingue serait supérieure aux autres dans des tâches de direction.
Cette critique émerge d’un contexte plus large. Depuis 2012, la psychologie fait face à une « crise de la reproductibilité », c’est-à-dire une prise de conscience que quantité de conclusions réjouissantes ou intrigantes publiées au fil des années reposent sur un château de cartes: il s’agit souvent d’une étude unique, impossible à reproduire parce que le groupe de gens testé était trop petit ou les conditions de l’expérience, trop floues. Si certaines de ces remises en question sont sans grandes conséquences — on obtiendrait de meilleures notes à un test de Q.I. si l’on pense à un scientifique avant ! —, d’autres touchent à des phénomènes plus graves — la fiabilité d’un témoin oculaire au tribunal.
Kenneth Paap, un spécialiste de la psychologie du langage, a commencé à remettre en question les avantages du bilinguisme en 2009, à travers la relecture d’une étude de 2004 mettant en vedette des objets verts et des objets rouges. Des volontaires devaient appuyer sur un bouton, à leur gauche ou à leur droite, suivant qu’un objet rouge ou vert apparaissait à l’écran. Ils réagissaient plus vite lorsque l’objet était du même côté de l’écran que le bouton approprié. Mais la chercheure principale, Ellen Bialystok, de l’Université York en Ontario, avait aussi conclu que les bilingues réagissaient encore plus vite et se trompaient moins souvent : dans son échantillon, il s’agissait de 20 volontaires bilingues originaires de l’Inde (parlant tamoul et anglais) contre 20 volontaires unilingues canadiens-anglais.
En 2013, Kenneth Paap publiait sa propre recherche : trois études, quatre tests différents, et une incapacité à reproduire les résultats de 2004. D’autres chercheurs ont essayé depuis, en vain.
Ce qui, dans le contexte auquel fait face la recherche en psychologie depuis quatre ans, étonne moins. En novembre 2012, la revue Perspectives on Psychological Science frappait un grand coup, avec 18 articles consacrés cette « crise de la reproductibilité », dont un concluait que moins d’un pour cent des recherches publiées en psychologie pouvaient faire l’objet d’une reproduction indépendante par un second chercheur.
Dans un reportage récent, le journaliste Ed Yong pointe du doigt les revues de chercheurs elles-mêmes: « Les revues sont plus susceptibles d’accepter des recherches positives, qui vont attirer l’attention, que négatives et contradictoires. » Ce qui pousse les scientifiques à mener de petites études ou à peaufiner les expériences alors qu’elles sont en cours — une pratique qui conduit à des découvertes publiables, mais qui pourraient ne pas être vraies.
Un survol de la littérature publié en août 2015 par Kenneth Paap lui a valu des commentaires critiques, mais au moins un, positif, émanait d’un des trois coauteurs de la recherche de 2004: Raymond Klein, de l’Université Dalhousie, qui a écrit avoir toujours été « surpris » de certains des résultats de cette étude. La chercheure principale par contre, Ellen Bialystok, a répondu indirectement, par l’intermédiaire d’entrevues journalistiques : elle reproche notamment à Kenneth Paap d’avoir ciblé les études qui portaient sur de jeunes adultes, chez qui l’avantage du bilinguisme est moins susceptible de ressortir. Elle concède toutefois que les tests permettant de déterminer si une personne possède ou non des capacités à occuper un poste de direction sont peu fiables et moins utilisés qu’avant.
Les neurosciences permettront-elles de trancher? Il était justement question de bilinguisme et de la façon dont il altère (peut-être) l’architecture du cerveau, lors du récent congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement des sciences. Mais les pistes suivies sont différentes : la psychologue Judith Kroll, qui étudie « le bilinguisme et ses conséquences cognitives » à l’Université d’État de Pennsylvanie, y décrivait la façon dont les langues, dans notre cerveau, “convergent parfois, mais sont plus souvent en concurrence”. Une des questions centrales du colloque auquel elle participait était dans l’air du temps : « quels résultats de recherche sont suffisamment robustes pour être communiqués au grand public ?’